[Sculpture] Le Démon du Lac aux Papillons

Le Démon du Lac aux Papillons

C’est le « Grand Méchant » de la Saga de mes Lépreux-Chevaliers. Celui qui renaît après avoir longtemps attendu, banni dans les détails du monde, insignifiant et sans pouvoirs. Mais certains artefacts, dont La Pourvoyeuse, le Calice qui a provoqué la déchéance d’Ulfrik et des chevaliers l’ayant suivit.

Les agissements du sorcier lui ont permis de s’éveiller à nouveau à la conscience, de reprendre des forces, et enfin à se re-matérialiser (Acte III : la Rodomontade de Sire Grégoire). Il lui fallait au moins deux figurines ! La première le représentait en cours de matérialisation, durant l’Acte III. Sa forme, spectrale, gagnait en constitution à force de sacrifices et d’offrandes sanguines.

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Le Démon du Lac aux Papillons, version initiale

Un démon ayant retrouvé toute sa puissance ne se contenterai pas d’une forme si peu imposante. Surtout après si longtemps passé banni ! Lors de l’Acte IV, le Démon a retrouvé sa puissance, et vient défier le sorcier qui l’a réveillé, s’est repenti, puis s’en est détourné, et le pousse à fuir, Ulfrik étant dépassé par sa puissance. Il lui fallait une forme digne de lui !

Je me suis donc attelé à créer une figurine digne de lui ! C’était l’occasion de tenter une sculpture intégrale… ou presque, je n’ai pas eu le courage (ni les compétences) de sculpter le nuage de mouches !

Étape 1 : concept et références

Toute figurine – surtout de cette envergure – commence par des recherches. J’ai une idée de base, ou pas, et je fouille sur le web, dans mes connaissance ou des bouquins des illustrations, photos, concepts… Les inspirations peuvent venir de tous horizons ! Toutes ne se retrouvent pas dans la figurine finale, mais peuvent avoir une influence dans le développement, ou par un certain aspect uniquement.

Celle-ce ne fait pas défaut. De cette magnifique figurine semi-féminine à ailes de papillon découverte pour le Parade Day 2018 (photo ci-dessus), aux sculptures de Vénus préhistorique, de nombreuses images m’ont nourrit avant d’en arriver au premier croquis :

Croquis préparatoire, avec courbes de volumes
Et l’armature de la bestiole… un exercice pas facile du tout !

Très marqué par le démon cité ci-dessus, je me suis fixé sur un personnage féminin. C’est d’autant plus pertinent que pour ces anciens dévots de la Dame du Lac, on peut le justifier de deux façon : ou le démon prend s’amuse à parodier leur ancienne divinité, ou les chevaliers le voient tels qu’ils le souhaitent, et donc avec un résidu de leurs anciennes croyances (qui ne sont pas toujours reniées pour certains !) C’est Nurgle, je voulais du sale, et glauque. La présence de bois était aussi dans mes critères, et cette matière sera tout d’abord intégrée grâce au bâton, puis grâce à l’arbre, composante majeure du socle de la figurine, mais venu très tardivement. Le bâton, au passage, reprend grossièrement l’image d’un caducée avec ce gros ver.

C’est parti pour la sculpture !

Une première couche d’accroche en résine verte, permettant et sculpture en Fimo Classic pour les gros volumes, et en Fimo Doll pour les surfaces et les détails.

Au menu des plis et des replis de gras, de peau. Pour le traitement de surface, j’allie de grandes surfaces lisses pour laisser libre cours au travail de la carnation lors de la peinture, et es zones très texturées (gerçures sur les fesses, plaies ouvertes, bubons et pustules, multiples replis de la jambe gauche…

Penser la peinture dès la sculpture est très important, je m’en suis rendu compte au fur et à mesure de mes conversions et sculptures plus ou moins totales. C’est d’autant plus facile quand c’est une figurine qui nous est destinées, puisqu’on a déjà une idée du résultat voulu, et qu’on connait sa façon de peindre ! Toutefois, il faut penser un peu tout : l’accès du pinceau, bien délimiter les zones, (à l’aiguille parfois), varier les texture tout en gardant l’ensemble cohérent… Quelque part, le travail de peinture de cette figurine a vraiment commencé dès la sculpture puisque les zones sanglantes ont été placées vers le bas pour garder le haut (buste, épaules), plus neutre, plus libre dans les choix de couleurs.

Au départ, le démon devait être très féminin, et j’avais prévu une tête dans cette logique. Mais plus ça avançait, moins ça me plaisait. Au final, j’ai supprimé la première tête sculptée (geste qui m’a coûté beaucoup, il y avait déjà un bon bout de temps passé dessus).

Mais ça ne me plaisait pas… et je n’étais pas satisfait du rendu féminin du visage. Compliqué, très compliqué ! Finalement, après avoir cherché et fouillé, je suis parti dans une direction complètement différente, avec une gueule béante inhumaine, et démesurée, le crâne de cervidé faisant office de tête et mâchoire supérieure, là où sur la version 1, c’était plutôt une coiffe (trop petite)

Les ailes, pour finir, ont été basées sur celles du kit de mouches géante Games Workshop. J’ai repris la forme sur du papier mis un fil de fer d’armature le long des côtes plus dures, et plaqué la pâte Fimo directement sur le papier, pour qu’elle accroche bien. Sculpture recto, cuisson, sculpture verso, recuisson, fignolage jonction recto/verso. Et j’ai été surpris de m’en sortir aussi bien à vrai dire ! Une grosse cloque a poussé à la cuisson (en bas, aile de droite), mais bon, si ça aurait sans doute posé problème pour une Alarielle, la mienne a suffisamment de boursouflures pour ne plus en être à une prêt !

Et pour l’anecdote, histoire de faire feu de tout bois : les petites dents du ver sur le bâton, ce sont des trucs récupérés dans les ventouses d’un tentacule de poulpe… J’en ai récupéré une trentaine, de toutes tailles (de 3mm à 8mm de diamètre), et j’en suis fort mari.

Le socle

Le socle, c’est la moitié de la figurine. Et je les aime travaillés ! Pour celle-ci, ce sera un arbre, lui-même déformé et purulent. Inspiré d’un arbre de Nurgle trouvé sur le web, et que j’ai beaucoup apprécié. Deux panneaux me permettent de l’inclure dans l’univers d’où il vient : un GR amenant au Lac aux Papillons (pas sûr de vouloir randonner sur celui-ci !), l’autre sur Gisoreux. Des dizaines de petites larves issues du démon se répendent sur le sol, pour lier la figurine à son socle, et c’est partit pour la peinture !

[Récit] Acte IV : Épilogue

Le démon du Lac aux Papillons bouillait d’impatience. De longues années d’errance immobile piégé qu’il était dans les reliques du lac l’avaient rendu irascible au possible. Les malheureux à qui il devait son salut lui avaient soit juré allégeance, soit étaient tombés sous sa coupe bien malgré eux.
Il lui avait fallut de nombreux mois pour émerger de sa gangue éthérée, pour reprendre ses forces et acquérir la matérialité nécessaire en ce monde pour agir à nouveau de son plein gré.

Le sorcier à qui il devait les premières étincelles de son éveil s’était dressé contre lui, il avait sans doute perçu le danger qu’il représentait pour sa communauté. Un lâche parjure. Ce mage de pacotille avait joué avec des forces dépassant son entendement. Ils avaient un temps servi le même maître, mais cet humain s’en était détourné.
Le démon avait entrepris de récupérer les suivants d’Ulfrik, mais celui-ci avait réussi à tisser des liens aussi solides qu’improbables dans sa communauté de réprouvés. Beaucoup avaient résisté à son emprise, ce qui l’avait fait enrager encore plus que de normal. Il avait cependant réussi à exercer son influence sur une bonne partie d’entre eux, et avec leur soutient, par une journée morne, avait mis à sac la communauté pestiférée de Violecée-la-Plaine.

Ulfrik n’était pas dupe, et il savait que le combat était perdu d’avance. Plutôt que de chercher à lutter, il avait préparé sa retraite, et entrepris de protéger de sa magie ses suivants les plus fidèles, ceux animés des meilleurs sentiments envers leur communauté, et dont il savait que leur présence serait utile à leur survie.
Son plan était prêt, il ne restait plus qu’à le mettre à execution. Lorsque le démon passa à l’acte, il activa le sortilège qu’il avait mis de longues semaines à tisser, et s’enfuit avec ceux qu’il avait pu sauver vers le littoral de Bretonnie, direction la Baie des Selkies, ou un navire de la marine du Roy Louen faisait une escale forcée après avoir rencontré une tempête au large. Cela serait leur sauf-conduit.
Un billet vers de nouveaux rivages, loin du Démon du Lac aux Papillons.

[Récit] Gloire à Ma Dame

Puisses-tu toujours me guider,
Puissé-je toujours te servir,

Ô ma Dame
Toi qui éclaire mon chemin
Toi qui illumine mon esprit
Tu es l’étincelle qui tue la peur
La Flamme qui illumine la nuit
L’amour qui guide mes pas

Ô ma Dame
Permet moi de t’approcher,
Permet moi de te regarder de mon esprit nu
Et accorde-moi, ô ma Dame,
De toucher de mes doigts ton corps sacré
Et de tes fluides m’oindre

Ô ma Dame
Toi qui m’a choisi,
Accorde-moi la Grâce,
Accorde-moi ton Graal,
Que de mes vœux j’appelle
Que de mon être impatient j’attends

Ô ma Dame, ici je suis agenouillé,
Prêt à recevoir ta bénédiction
Ici je resterai
Jusqu’à ma mort

Ou mon sacrement

[Récit] Réunion Secrète

Le feu crépitait dans un recoin de l’abbaye de Violecée-la-Plaine. La nuit était avancée, et dans la noirceur de celle-ci, les quelques brindilles qui flambaient semblaient être un soleil au milieu du néant, illuminant colonnes, débris, poutres et la cabane de bric et de broc qui faisait la « demeure familiale » de Énieul du Chêne, ex-Seigneur de Castel-Graal, et premier parmi les suivants d’Ulfrik.
Il se leva du torse de statue brisée qui lui servait de siège, et, faisant le moins de bruit possible, entra dans son cabanon. Il jeta un œil à sa nouvelle épouse, une paysanne qui avait su toucher son cœur desséché et égaré. Son esprit simplet était aveugle et elle ne semblait pas avoir remarqué que Sire Énieul n’avait plus sa raison depuis bien longtemps.
Après quelques secondes d’hésitation, il ceint sa lame au côté gauche, et enfila son énorme veste de cuir, puis sortit sur la pointe des pieds.
Ce soir était un grand soir.
Il allait renaître.

La nuit était fraîche, et le ciel étoilé. Le chevalier déchu pris une inspiration profonde. L’air froid chargé des odeurs de l’hiver approchant s’infiltrat avec difficulté dans ses narines obstruées de bubons douloureux, lui apportant un brin de lucidité. Il prit d’un pas vif la direction de l’ancien moulin de Violecée, où Isabelle de Barbouin-Bestu avait établi son domaine.

La roue à aubes reposait brisée et à moitié carbonisée dans le cours d’eau jouxtant la demeure, le moignon d’axe pourrissant dépassant du mur de pierre. Le toit avait été réparé avec les moyens du bord : bardeaux, chaume… Aucun des membres de la communauté ne savait faire ça, mais un petit groupe composé du Jean, du Charles et même de Messire Edmond le Bon s’était dévoué à cette cause, et avait entrepris de réparer du mieux qu’ils le pouvaient les toits des bâtiments utilisés. Et ils y étaient plutôt bien parvenu, puisque personne ne se plaignait d’infiltration d’eau démesurées. Quelques gouttes lors des fortes pluies, mais rien que de très normal quand nul ne pouvait se permettre d’avoir un toit de tuiles ou de lauses.


Énieul s’arrêta devant la porte et toqua discrètement. On vint rapidement lui ouvrir, et il entra dans la pièce réchauffée par un feu de bois crépitant. Le serf de Madame de Barbouin-Bestu s’écarta la tête penchée pour le laisser passer, mais Énieul ne lui accorda même pas un regard, et sans attendre l’invitation de la maîtresse de maison, alla s’installer sur un des lourds fauteuils près de la cheminée.

Il jeta un coup d’œil aux alentours. Il n’avait jamais eu l’occasion d’entrer ici, Barbouin-Bestu étant très solitaire et très protectrice de ses prérogatives, peu de membres de la communauté d’Ulfrik avaient eu l’autorisation de pénétrer sa demeure. Ce n’était certes pas un château, mais c’était assez bien aménagé et confortable. La dame était d’un goût certain, apprécia le chevalier, qui soudain pris d’une crise d’urticaire se mis à se gratter frénétiquement les avants bras. La dame de maison arriva et le salua d’un ton froid.

« Bonsoir Énieul. Vous êtes en avance. »
« Madame », salua ce dernier en esquissant une révérence, à demi relevé de son fauteuil. « J’eusse espéré un accueil plus chaleureux ! »
Elle ignora superbement la remarque déçue de son interlocuteur et se détourna pour ordonner d’un geste vif à son domestique d’apporter des boissons et une collation.

Après une dizaine de minutes qui pour Messire Énieul du Chêne semblèrent des heures, mal à l’aise et outré de sembler si insignifiant à cette dame, qui ne lui adressa pas une seule fois la parole, une autre personne toqua à la porte. Le domestique légèrement vouté se précipita pour aller ouvrir. Trois anciens seigneurs de Bretonnie firent leur apparition dans la pièce.

« Énieul ! » s’écria Édouard de la Dent en écartant les bras du mieux que lui permettait sa corpulence volumineuse. Il se précipita pour serrer son compagnon de quête dans ses bras comme si cela faisait des années qu’ils ne s’étaient pas vu. Énieul n’appréciait pas cet étalage d’affection, mais il rendit son étreinte à Édouard, heureux malgré tout de la voir, puis jaloux en voyant le large sourire qu’il échangea avec Isabelle en allant la saluer. Tous deux avaient toujours été très proches, au grand dam d’Énieul. Vinrent ensuite les frères Blachbouq, Messire de Valroux, et Vassily de Vives-Épines. Un silence prononcé s’installa à son entrée dans la pièce. Tous savaient la raison de sa présence, mais aucun n’était à l’aise ni avec lui, ni avec le fait qu’un des Sept soit présent au cœur de Violecée-la-Plaine. On les y voyait rarement. Ils s’étaient installés en bordure, et restaient généralement entre eux. Mais depuis quelques temps, ils semblaient vouloir se rapprocher des habitants du hameau sans en avoir réellement envie. Une distance étrange restait entre eux et les membres de la communauté, même ceux dont ils étaient les plus proches.
La porte se referma dans un grincement discret.
La réunion allait pouvoir commencer.

[Récit] L’arrivée des 7

Cela avait commencé par des rumeurs. De simples racontars de paysans et de gueux auxquels ni Ulfrik ni les chevaliers qui le suivaient n’avaient prêté attention. Leurs suivants de moins noble stature et d’éducation limitée, par contre, avaient multiplié les prières dès les premiers soupçons.
Le Lac aux Papillons et ses terribles habitants avaient fait parler d’eux bien au-delà des frontières de leur forêt.
Puis, un chevalier de Brionne se lança dans une quête pour les éradiquer. On découvrit son cadavre mutilé et exsangue dans une bourgade proche de l’étang. Ce jour-là, Ulfrik eut un mauvais pressentiment. Et si des années de sorcellerie plus ou moins empirique lui avaient bien appris une chose, c’est qu’en matière de magie, les pressentiments et toute autre forme d’intuition n’étaient pas à prendre à la légère.

Puis au bout de quelques longs mois, les rumeurs cessèrent brutalement. Plus d’enlèvements, plus de macabs exsangues trouvés au détour d’un chemin, plus rien. Les villages en liesse fêtèrent dignement la fin d’une période de terreur, et aucun évènement malheureux ne vint perturber leur légèreté. C’est à ce moment-là qu’Ulkrik commença à être effrayé pour de bon. Pas parce que des tueries avaient cessé non loin de là, mais pour ce que cela voulait dire. Le mal ne disparaît pas d’un claquement de doigts ni sans raison. Il en savait quelque chose. Si les tueries avaient cessé, c’est parce que ce qui les perpétrait était parti ailleurs. Et Ulfrik sentait que quoi que cela soit, cela venait à Violecée-la-Plaine. Il en était convaincu. Intimement convaincu.

Il ordonna sur-le-champ d’inspecter les maigres défenses mises en place par sa communauté et de les améliorer immédiatement du mieux possible. Devant l’inquiétude de leur seigneur, les membres de la communauté ne discutèrent pas un ordre bien plus direct que ceux auxquels ils avaient été habitués jusque là. Ulfrik s’enferma pour le reste de la journée dans la bibliothèque, comme il le faisait à chaque moment de crise. Il y trouvait sérénité et apaisement, nécessaires à sa médiation. Féru de lecture, il trouvait bien souvent la solution à ses problèmes en feuilletant un ouvrage au hasard.
Les maigres barricades, qui servaient plus à délimiter l’espace commun de l’espace extérieur, furent renforcées de pieux, de rocs et de débris de maçonnerie. On vérifia la stabilité des quelques miradors bricolés sur les seconds étages des habitats toujours à l’état de ruine, et on piégea la zone avec des méthodes rudimentaires, mais toujours efficaces. Pièges à ours, fosses et pieux enterrés… à la fin de la journée, quelques petites surprises attendaient d’éventuels visiteurs aux endroits stratégiques.

C’est le lendemain qu’ils arrivèrent. Les pressentiments d’Ulfrik s’étaient faits de plus en plus précis, et pressants. Il avait eu la nuit des rêves éveillés d’une clarté qui le laissait encore tremblant. À l’aurore, il avait quitté sa retraite au milieu des ouvrages anciens, de la poussière et des chandelles de suif pour aller se placer à l’entrée nord du village. Il s’assit sur un tonneau éventré qui gisait là, et se mit à attendre.

Quelques-uns de ses fidèles les plus matinaux l’avaient rejoint en silence. Une tension palpable planait au-dessus du hameau. Les plus modestes de la communauté avaient cessé leurs activités, et, le corps agité de tics nerveux, sursautaient au moindre croassement de corbeau, et à la moindre herbe soufflée par le vent.
Des bruits de sabot se firent entendre. Ils provenaient de la forêt toute proche, en direction du sentier. Sans être particulièrement bruyants, nul ne pouvait douter que les choses approchantes n’essayaient pas d’être discrètes. Un hennissement retentit, suivit par deux autres. À travers la brume matinale, ils aperçurent une poignée de cavaliers. Des chevaliers du Royaume de Louen Cœur de Lion. Sept, pour être exact. Non, six. Le septième avançait sur un étrange chariot à voile. En l’absence de vent, un de ses compagnons avait attelé cette étrange chose à sa monture, qui visiblement peinait à suivre le rythme des autres équidés.

La troupe approchant ne semblait pas menaçante, mais un curieux sentiment se dégageait de celle-ci. Les compagnons d’Ulfrik oscillaient entre malaise et soulagement, sans qu’aucun ne puisse dire pourquoi.
Un des chevaliers qui attendait avec le sorcier de Violecée-la-Plaine eut un hoquet de surprise. « Monseigneur… à moins que mes yeux ne me trompent, ou que ma mémoire ne me fasse défaut, à la vue de ces armoiries si particulière, je peux vous affirmer que je connais au moins une des personnes approchant, il s’agit de Messire Jolinard, un des proches du Duc Grégoire ! »
À cette annoncent tous se raidirent. Si les chevaliers du Royaume de Bretonnie entraient dans Violecée, il fallait s’attendre à un combat féroce.
Ulfrik ne s’émut pas de cette remarque, et en grogna entre ses dents : « laissez-les entrer. »

Lorsque les chevaliers atteignirent les barricades, ils ne firent pas mine de s’arrêter, et poursuivirent leur chemin jusqu’à la place centrale. Les yeux ébahis, les habitants du village les regardèrent passer : croulants, malades à en crever, certains infestés de bubons et de mouches, ils faisaient pitié à voir, mais aucun ne doutaient qu’il ne s’agissait pas d’ennemis, mais bien de leurs alter ego.
L’un des chevaliers stoppa sa monture en face d’Ulfrik. C’était celui avec la plus haute stature, et une aura fondamentalement malsaine irradiait de son corps. Lorsqu’il ouvrit la bouche, tous eurent le sang glacé au timbre de la voix, qui n’avait rien d’humain.
« Où logerons-nous ? » demanda-t-il d’une voix aussi stridente que basse, aussi grave qu’aiguë.
Ulfrik leva les yeux et soutint son regard perçant.
« Vous n’êtes pas les bienvenus ici. Toi, du moins. Va-t’en, démon. »
Le chevalier eut un gloussement, et répondit dans un sifflement méprisant :
« Nous n’avons fait que suivre ton invitation. Je pourrais presque te considérer comme mon père en ce monde ».
« Bien à mon insu. Vous n’êtes pas les bienvenus ici. Vous logerez en dehors de l’enceinte du village. Il y a une masure délabrée de bûcheron, à quelques dizaines de mètres. Vous avez dû la croiser en arrivant. »

Le chevalier possédé par le démon sourit de toutes ses dents. Briser Ulfrik allait être un jeu amusant. Puis il prendrait le commandement de cette troupe de bric et de broc. Il laissait son imagination vagabonder parmi les possibilités que cela lui offrirait pendant quelques instants, puis fit demi-tour et partit en direction de la bâtisse en ruine. Ses compagnons firent de même sans qu’aucune parole n’ait été échangée, ce qui en laissait supposer long de l’emprise qu’avait sur eux le Démon du Lac aux Papillons.

[Récit] Des Démons

Si nos contrées ne les connaissent pratiquement que de légende, des racontars de soldats revenus des fronts du nord, ou, en de très rares occasions, par leur apparition sous nos latitudes, les démons sont bel et bien une réalité. Et j’insiste sur « une » réalité, car venant d’un autre plan, ils n’appartiennent pas vraiment à la nôtre.
Il existe une infinité de démons différents, car ils naissent de nos noires pensées ruminées et inavouables. Certains spécialistes estiment que chacun d’entre nous serait responsable de la naissance de plusieurs démons. Tout comme les elfes, les nains et autres créatures reconnues intelligentes – même les orques dans leur primale pensée ! Cela représente donc un nombre incalculable d’entités, le plus souvent néfaste, bien que cela ne soit pas systématiques. Je cite (brièvement, car là n’est pas notre sujet) les recherches de l’Étude Icelienne, qui assimile les démons et certaines formes de divinités à la même catégorie d’êtres.


Parmi ces millions de démons, chacun est une entité propre, et aussi simple que complexe. Complexe car elle est un miroir de l’être qui l’a créée. Simple car ce miroir accentue très nettement un seul de ses traits de caractères, caricaturant l’être originel. Ces démons, forts heureusement, ne naissent pas dans notre plan. Leur essence s’assemble ailleurs, dans un espace-temps nommé le Warp, et laisse tranquille le monde – notre monde – des vivants.

Alors pourquoi arrive-t-il d’en croiser ? À quoi sont dues ces invasions que relatent les récits guerriers ?Nul ne le sait vraiment, et les recherches sont toujours en cours. Par contre, il existe deux moyens pour un démon de se matérialiser dans notre monde : avec un support physique, ou sans support physique. Un support physique facilite nettement la venue de l’entité dans notre réalité : son essence a juste à envahir la matière concernée. Nous parlons de possession lorsqu’il s’agit d’un corps vivant, ou d’enchantement – bien que biaisé soit ce terme – lorsqu’il s’agit d’un objet inanimé. Par objet inanimé, nous pouvons y associer les cadavres, auquel cas nous parlons couramment de réanimation, bien que cela soit en tout point un enchantement tel que sus-cité. Cette dernière forme est la plus courante des invasions démoniaques dans nos contrées, en témoigne les nombreux heurts avec les lisières de la Sylvanie honnie. Lorsqu’un démon apparait sans support physique, nous parlons alors d’incarnation.

La différence fondamentale entre Possession et Incarnation se trouve dans la liberté du démon à agir à sa guise, et sa stabilité dans le monde physique. Une possession (ou un enchantement) nécessite une intervention extérieure : le démon doit être appelé dans le corps par un esprit présent dans notre monde : magicien, vampire, ou autre démon, par exemple. Cet acte est pour lui bien plus aisé qu’une Incarnation (intérêt majeur d’une Possession), et surtout, bien plus sûr : un démon enfermé dans un objet sera plus docile (intérêt majeur d’un Enchantement.)

Extrait du Liber Horribilus, Chapitre IV-3 §421, ouvrage de la bibliothèque de Violecée-la-Plaine

Ulfrik releva la tête de l’ouvrage qu’il feuilletait à la recherche d’informations. Depuis la veille, quelques uns de ses fidèles avait détourné leur esprit de la communauté. Ils restaient auprès du Démon du Lac au Papillon, le suivant partout, semblant égarés et perdus, comme des phalènes tournoyant désespérément autour d’une lanterne la nuit. Il rumina un instant. C’était mauvais signe. La situation lui échappait depuis que le démon était apparut avec sa troupe de chevaliers pour rejoindre sa communauté. Et depuis hier, il en était maintenant sûr, le démon commençait à tirer certains de ses semblables des limbes du Chaos et les envoyait hanter le corps et l’esprit des membres les plus faibles de la communauté. Tout n’était pas pour autant perdu : s’il procédait ainsi, c’est qu’il n’était pas encore assez puissant pour les incarner sans support physique. Ou que les sortilèges lancés par Ulfrik l’en empêchait efficacement.

Mais comment n’avait-il pas sentit venir la renaissance du démon, à quelques lieues à peine de leur campement ! Il se fustigea une énième fois pour son manque de vigilance, et, le cœur serré à l’idée qu’il était responsable de l’arrivée de ce démon dans ce monde.

Il n’avait jamais voulu ça.

[Récit] La Quête de la compagnie de Grégoire – Épilogue

Le Démon du Lac aux Papillons avait été convoqué en ce monde de façon non intentionnelle par les agissements d’Ulfrik et de sa bande. Tiré des limbes, son esprit s’était lié à cet ancien lieu de culte chaotique, « purifié » depuis des centaines d’années par les vertueux chevaliers de la Dame. Sans substance, sans force, et incapable de s’affranchir de son lien physique avec le lac, il avait seulement été capable d’influer des esprits. Le Duc Grégoire et son esprit fragile, hanté par ses fantômes avait fait une victime parfaite. Lors de leur rencontre au Lac aux Papillons, il avait pu pénétrer profondément dans l’esprit du duc. Plus profondément que nécessaire pour le contrôler. Il en avait fait sa marionnette, et il en avait fait de même avec ses compagnons.

Il avait besoin de leur aide. Il avait besoin de sang. Oh non, pas le leur. Cela ne suffirait pas. Il en fallait plus, versé dans une antique vasque gravée de runes impies qui avait échappé à la destruction voilà des siècles. Enfouie dans la vase, elle avait attendu d’être à nouveau utile. Et le Démon, grâce à elle, allait pouvoir très bientôt se concevoir un corps, et accéder à la matérialité physique d’un monde qui pour le moment encore résistait à son intervention.

Les environs du Lac connurent des jours sombres. Les disparitions se firent plus nombreuses. Jeunes hommes, vieillards, enfants, paysannes comme bourgeoise, personne n’était à l’abri. Les quelques tentatives de retrouver quelqu’un s’étaient simplement finies par quelques disparus de plus : les courageux partis à leur recherche.
La rumeur d’une troupe de chevaliers renégats se répandit.

Ainsi naquit la tristement bien-fondé rumeur du Lac aux Papillons, et de ses terribles occupants.

[Récit] La Quête de la compagnie de Grégoire – Partie 4

Leurs échanges théologiques durèrent toute la journée. Les arguments et contre-arguments allaient bon train. Les tirades passionnées et érudites recevaient quelques applaudissements polis, et chaque chevalier avait plusieurs fois changé de camps dans les oppositions d’arguments. Et à la fin, tous étaient convaincus, et chacun s’était tacitement mis d’accord sur un fait : lui seul était le vrai dépositaire de la Dame, les autres se fourvoyaient ou imaginaient. Ainsi, l’orgueil démesuré des chevaliers et leur mépris pour moins dignes qu’eux-mêmes réussi à clore le débat. Sir Grégoire, peu actif dans cette discussion passionnée — qui fut proche de voir les lames tirées — s’était rapidement fait à cette idée. À vrai dire, il en avait été certain, et soulagé, dès l’instant où ses compagnons avaient évoqué l’appartenance des voix qui s’adressaient à eux. Tout s’éclairait à présent. Si d’autres chevaliers avaient pu recevoir la bénédiction avant lui, c’était pour préparer la coutume avant sa naissance. Si sa mère avait daigné leur accorder une étincelle de sa sagesse, c’était pour que lui-même, lorsque le temps serait venu, embrasse la voie d’un Chevalier de la Quête. Mais aucun d’entre eux n’avait connu Sa véritable voix. Aucun d’entre eux n’avait été bercé par les bras doux et protecteurs de son incarnation physique. Et aucun de ses compagnons actuels n’avait même reçu d’appel de la Dame. Ils le suivaient en quête de gloire et d’honneur, seule monnaie que ces mercenaires faussement vertueux, mais complètement hypocrites acceptaient. Ils avaient au moins cela pour eux : la lucidité d’avoir reconnu en lui quelqu’un d’exceptionnel, et de lier leur destinée à suivre ses traces.

La forêt bruissait de mille fourmillements d’un bestiaire minuscule. Milles-pattes, cloportes, coccinelles fourmi et autres insectes se partageaient les frondaisons, tandis que mulots et écureuils furetaient, les uns dans les feuilles mortes, les autres en haut des cimes, à la recherche de graines à rapporter à leur progéniture. À chaque pas des chevaux, une nuée de minuscules moucherons et d’insectes sauteurs s’enfuyaient à quelques mètres, crissants, bruissant et grésillant, agacés d’être ainsi dérangés. La frondaison au début éparse ne laissait désormais plus que rarement filtrer un rayon de soleil doré entre les feuillages, mettant en valeur la vie qui s’épanouissait dans ces bois.

Le Duc Grégoire ouvrait fièrement la marche, mais grommelait intérieurement de ces dizaines de toiles d’araignée tendues entre les arbres qu’il arrachait en passant. Il n’y avait rien de glorieux à s’essuyer sans cesse le visage pour se débarrasser des filins collants et, comble de l’infamie, bien souvent gorgés de moucherons empêtrés. Pourtant, il allait sans hésiter. Ils approchaient, il n’allait pas gâcher cet instant de grâce en se plaignant de vulgaires arachnides. L’absence de sentier marqué mettait un frein à leur progression, mais ils finirent par arriver à une partie de la forêt qui s’éclaircissait. Ils aperçurent sous les branchages lointains un espace dégagé… une clairière, sans doute, et se dirigèrent vers la lumière. Après quelques dizaines de mètres, le Duc Grégoire émit un gargouillis étranglé. « Messieurs… j’aperçois un reflet ! C’est une étendue d’eau ! »

Il avait du mal à contenir son excitation, et sa voix était étrangement haut perchée. Il y eut des vivats derrière lui, et il accéléra légèrement le rythme. Ils arrivèrent bientôt à un magnifique étang. Vision idyllique s’il en est. L’eau calme n’était troublée que par la danse infernale des gerris sur ses rives où poussaient de nombreux joncs et roseaux. Ils mirent pied à terre, et s’enfoncèrent de dix bons centimètres dans la mousse humide. Aucun son ne sortait leur bouche, muets d’émotion qu’ils étaient. Leur plus grand rêve, le plus grand rêve de n’importe quel noble bretonnien était en train de se réaliser pour eux. Le Duc Grégoire se retourna et regarda ses compagnons, les yeux brillants de larmes. La gorge serrée, il leur adressa un signe de tête, et fit à nouveau face à l’étendue d’eau plate qu’une carpe venait de troubler, et avança de quelques pas.

Il ferma les yeux, et respira toutes les senteurs de la forêt, se laissa envahir par toutes les sensations que son ouïe et son odorat pouvaient recueillir. Puis il fit le vide dans sa tête. Perdu dans l’obscurité de ses yeux clos, il fit défiler le film de leur quête à toute vitesse. Puis ce fut le vide complet. Il ne pensait plus, ne ressentait plus rien. Il ne pensait même plus à ce qui l’avait conduit jusqu’ici.

Il ressentit une présence.
À la fois proche, et lointaine.
Familière et étrangère à la fois.
Ses yeux étaient toujours fermés, pourtant il avait l’esprit plein de lumière.
« Grégoire… Grégoire… »
Il ne répondit pas, terrifié et anxieux d’être enfin jugé pour tous ses actes passés.
« Grégoire… » continua de susurrer la voix à l’intérieur de sa tête.
Il entrouvrit la porte de son esprit, essaya d’apercevoir la source de la voix.
« Grégoire… »
La voix lui rappelait quelqu’un.
« Grégoire… »
Une voix familière. Venue des tréfonds de sa mémoire. C’était comme… comme sortir d’un rêve. Se raccrocher à un élément issu d’un monde oublié pour un temps, et que se rappelle à vous. Les cloches du temple par exemple, qui carillonnent le matin, vous tirant d’un rêve où ni cloches, ni temple, ni rien de tout ce qui vous est connu n’existe, et qui, pourtant, vous y sont familiers.
« Grégoire… »
C’était la voix d’une personne disparue depuis longtemps.
Une personne aimée.
Une personne chérie.
Une personne… qu’il a cherché toute sa vie.
« Grégoire… »
Une larme coula sur sa joue.
« Grégoire… »
Il baissa la garde de son esprit, l’ouvrant complètement.
Tout lui revint. Sa quête. La raison de sa présence ici. Il se souvint de l’être disparu. De qui elle était. De ce qu’elle était.
« Mère ! » cria Grégoire larmoyant en tombant à genoux, les yeux grand ouverts.
« Si tu veux »

[Récit] Paradigmes Théologiques

« Voyez-vous mon bon monsieur, je pense que vous n’avez pas bien appréhendé les réflexions transmatérialistes de Messire Joliac de l’Étude Icelienne… à vous écouter, nous comprenons clairement que ses arguments à propos de la fragmentation spirituelle des entités subdivines »
« Monsieur, je ne vous permets pas ! Oseriez-v… »
« Monsieur, je vous arrête ! Il n’est pas question d’oser ou non, mais d’éclairer des faits. Ce n’est pas un avis personnel que d’affirmer que vous n’êtes pas apte à les entendre. C’est une évidence logique, nos compagnons, j’en suis certain, abonderons en mon sens, et croyez bien que j’en sois désolé » assena Monsieur de Moussac en esquissant une révérence du mieux que le permettait sa situation de cavalier.
Hector Arléïs n’en menait pas large. Le manque de soutien de la part de ses compagnons était sans équivoque, il avait fait une erreur en abordant le sujet. Pourtant l’idée lui avait paru bonne, et l’auteur peu connu… manifestement il s’était trompé. Plutôt que d’essayer de répliquer, il abdiqua d’un signe de tête. Messire Jolinard, laissant passer un court silence, repris la conversation :
« Poursuivez, Monsieur de Moussac, poursuivez. Pourriez-vous développer votre argumentaire en faveur de la fragmentation spirituelle ? »
« Et bien voyez-vous, il est assez courant, en fait, de constater la fragmentation spirituelle sur des entités immatérielles. Nous ne parlons pas ici, mes amis, d’entités subdivines, mais d’esprits et de démons mineurs. Les recherches de l’Étude Icelienne ont montré que lorsqu’un tel esprit, qu’il soit anima malis ou anima bonis, c’est-à-dire animé de bonnes ou mauvaises intentions à l’égard du corps et de l’esprit qu’il investit… »

« J’émets quelques réticences à ce sujet… » tenta de l’interrompre Vassily de Vives-Épines, en faisant volter sa monture, mais sans succès, car Monsieur de Moussac poursuivi sans daigner s’arrêter : « Je vous en prie, Monsieur, nous ne débattrons pas, si vous le voulez bien, du fait que la possession en soi puisse être essentiellement considérée comme anima bonis ou non, là n’est pas le sujet. » Le Seigneur de Vives-Épines inclina la tête. « Poursuivez, Monsieur, poursuivez. Veuillez me pardonner cette impromptue interruption. »
« Monsieur » fit le chevalier Moussac en signe de pardon. « Comme je le disais donc, l’Étude Icelienne a montré que lors de telles possessions, l’esprit en question n’investit pas, comme l’eau pourrait remplir un pot, l’esprit — ou le corps — qu’il s’est attribué. En réalité, nous pouvons constater que l’anima possesseur se fragmente. Oui, messieurs, il se scinde en deux. Une partie, seulement, s’occupe de ce que l’on appelle couramment la possession, et cette partie n’est pas en soi consciente. En fait, il s’agit principalement d’impulsions spirituelles et sentimentales émises par l’anima, une sorte de noyau reprenant ses inclinaisons principales. »
Arléïs profita d’un petit silence pour faire avancer sa monture à hauteur de Monsieur de Moussac, et l’interpella : « Monsieur, veuillez me faire amende honorable, je me repends pour ma maladresse de tout à l’heure… pourriez-vous me détailler ce que vous entendez par non consciente ? Est-ce à dire que ce fragment, en soi, est incapable d’agir ? Ou qu’il peut agir, mais sans… préméditation, pour ainsi dire, de ses actes ? »
« Monsieur, bien entendu je vous pardonne pour votre maladresse, ainsi que vous la nommez », lui répondit Monsieur de Moussac avec un petit sourire satisfait. Il prit un temps de réflexion, et inspira longuement avant de répondre. « Et bien pour faire simple, il peut agir — et il agit — sans préméditation, sans plan et sans volonté. Si d’aventure l’esprit possesseur était anéanti sans que la possession prisse fin auparavant, son hôte serait libre de son contrôle. L’esprit n’étant plus, il lui est évidemment impossible de contrôler la personne en question. Toutefois, ce noyau que j’évoquais, nommé sentimentalis corris par les chercheurs de l’Étude ne disparaît pas de l’hôte. Il reste implanté au plus profond de son âme, et continue d’émettre des impulsions sans cohérence, qui vont conditionner les actes de l’hôte. Ainsi, bien qu’il ne soit plus sous le contrôle de l’esprit, il n’est pas totalement maître de ses actes pour autant. Cela donne, au mieux, des êtres particulièrement impulsifs et lunatiques, et au pire, des aberrations que l’on considère généralement comme des fous. Lorsque cela se produit, la durée de vie de l’hôte est extrêmement courte : soit ses actes finissent par être dangereux pour lui-même, soit il est tout simplement dangereux pour autrui, et bien souvent lynché par les populations, condamné à mort ou écroué. »

Il jeta un regard à ses compagnons, tentant de déceler ceux parmi eux qui n’avaient pas compris. L’art du débat lui était cher, et en bon stratège, il tentait toujours de savoir quelles étaient les faiblesses et les forces de ses opposants. Il fut déçu de constater qu’aucun d’entre eux ne semblait perdu. Soit ils étaient déjà au fait de cette explication sommaire, soit ils n’avaient pas eu de difficulté à suivre ses paroles. Respirant à nouveau profondément, il flatta l’encolure de sa jument, puis reprit son exposé.

« Pour la suite, je vais devoir prendre un exemple un peu honteux, et j’espère que vous pardonnerez de penser à de tels actes peu honorables… En la matière, je n’ai, malheureusement, pas réussi à trouver plus parlant. Aussi j’espère que l’un d’entre vous me donnera une comparaison meilleure. Car voyez-vous, je vais évoquer les actes fourbes et peu honorables que sont l’espionnage et la manipulation. » Une petite comédie de murmures offensés surjoués éclata.

« Messieurs, messieurs, veuillez m’excuser… Voyez-vous, comme je le disais donc, je vais devoir évoquer espionnage et manipulation. Car le sentimentalis corris est bien ceci : un espion et un manipulateur quasiment infaillible. C’est une sorte d’avant-poste dans l’esprit de l’hôte, qui à la fois transmet toutes les pensées de celui-ci à l’anima, et lui permet de faire agir son hôte en émettant des impulsions sentimentales ou spirituelles au cœur même de l’âme de celui-ci. Ainsi, ce que nous appelons couramment possession n’est rien d’autre qu’une fragmentation d’un anima en deux parts distinctes : le sentimentalis corris d’une part, et l’anima minoris d’autre part. Comme nous l’avons vu, s’il ne subsiste que le sentimentalis corris, l’hôte devient incontrôlable. Mais si l’hôte est détruit alors qu’il est encore sujet à possession, le sentimentalis corris s’évanouit avec lui, piégé par l’effondrement de la demeure mentale de l’hôte. Ne subsiste alors plus que l’animalis minoris qui est amoindri, incapable de quitter le monde matériel et qui erre sans ressentit, au hasard, un peu à la façon d’un hôte dont l’anima minoris aurait été détruit avant la fin de la possession. Voilà, messieurs, ce que je peux vous dire en ce qui concerne la fragmentation effective des entités immatérielles mineures. »

Une salve d’applaudissements polis et respectueux ponctuèrent la fin de son discours. Quelques félicitations pour sa clarté d’élocution, et sa maîtrise du sujet fusèrent, lui tirant un sourire de fierté non dissimulée. Ils chevauchèrent ainsi quelques minutes durant, silencieux, essayer d’appréhender tout ce qui venait de leur être dit, et préparant leur contre-argumentation pour ceux d’entre eux qui n’adhéraient pas à cette vision des choses, et qui remettaient en doute le bien-fondé des recherches de l’Étude Icelienne à ce sujet. Hector Arléïs méditait lui aussi à ce propos. Il se rendait bien compte de son ignorance en la matière, et s’en voulait d’avoir commis l’erreur de vouloir paraître instruit du sujet. Pour autant, il était vraiment curieux de voir comment Monsieur de Moussac allait étendre le sujet aux entités subdivines… Plutôt que de lui demander de poursuivre, il choisit une approche détournée. Tandis qu’ils pénétraient dans un sous-bois peu lumineux, il lança à voix haute, afin que chacun puisse l’entendre : « Tout de même… Je n’ose imaginer de quelle façon les chercheurs de l’Étude ont obtenu ces preuves qu’ils avancent. Comment ont-ils conduit leurs études ? Pas par la pratique, bien évidemment ! » s’esclaffa-t-il d’un air faux. Aucun ne s’y trompa : il accusait bien les chercheurs d’insanité, et de perversion érudite qui les avait amenés à expérimenter des possessions sur plusieurs sujets. « Comment font-ils en ce qui concerne les entités subdivines ? Vont-ils les disséquer également ? En ont-ils une bonne poignée sous la main à sacrifier sur l’autel du savoir ? » poursuivit le chevalier, sarcastique.

« Monsieur, j’entends bien votre inquiétude en la matière, » répliqua Monsieur de Moussac. Je n’approuve pas toutes leurs méthodes, mais je me fie à leur grande connaissance et à leur sérieux. Concernant les entités subdivines, il s’agit uniquement de modèles théoriques, bien évidemment… Et ces modèles théoriques, à vrai dire, rendent impossible dans ce qu’ils avancent l’expérimentation pratique comme c’est le cas pour les entités immatérielles mineures. »

«  La belle affaire » ricana Vassily. « Ils sont effectivement très forts, ces chercheurs… »

« Monsieur, un peu de respect, je vous prie. Vous n’adhérez peut-être pas à leurs argumentaires, ils n’en demeurent pas moins des êtres respectables » répliqua le Seigneur ElCarré. « Et ils ne sont pas les seuls à soutenir cette théorie. Bien que par des voies et des mots différents, les érudits arabiens ont des pensées similaires en la matière, il me faudra vous les exposer ce soir, assurément. »

Vassily fit un signe de tête repentant : « Monsieur, » tandis que Monsieur de Moussac reprenait son exposé, avide de les voir boire ses paroles. « Maintenant que vous comprenez les principes d’anima minoris, et de sentimentalis corris, laissez-moi vous parler de leur conception des entités subdivines. Messieurs, vous n’êtes pas sans savoir que c’est un sujet qui divise… dans notre équipée, bien entendu, mais également dans l’ensemble du monde érudit. Je vous prie donc de m’accorder votre écoute respectueuse, et de ne point m’interrompre dans mon exposé. Cela est un peu ardu, aussi je préférerai que nous gardions votre argumentation pour après. Je vous prie également de garder à l’esprit que je ne ferai pas part ici de mes convictions personnelles, mais que je vous exposerai simplement l’état actuel des recherches Iceliennes. »
Ses compagnons lui donnèrent leur parole solennelle qu’il ne serait pas interrompu. Satisfait, il commença donc la seconde partie de son exposé. « La manipulation par le biais d’une entité immatérielle n’est donc possible qu’en présence d’une fragmentation d’un anima. La possession ne peut donc pas avoir lieu si seulement l’une des deux parties subsiste, car ni l’hôte ni l’anima n’en sortiraient indemne. C’est donc dans ce lien entre les deux fragmentations qu’existe le contrôle. Les entités subdivines, dont fait partie, selon certains érudits, notre Dame… Messieurs s’il vous plaît. Vous m’aviez promis… Je disais donc que dans le cas des entités subdivines, bien que le modèle soit une extrapolation de celui des entités mineures, il faut procéder à une nouvelle qualification. Il ne s’agit pas d’entités mineures plus puissantes, bien que cela existe, évidemment. Il n’y a pas de comparaison possible entre des entités subdivines et des anima, que cela soit dans leur être ou dans leur puissance. Certaines entités mineures sont plus puissantes que certaines entités subdivines, et vice-versa, tout comme certains poissons sont plus puissants que certains hommes.
Une entité subdivine, selon la position officielle de l’Étude Icelienne, est une entité fragmentaire. Cependant, sa fragmentation n’a pas lieu par amputation, pourrait-on dire, comme dans le cas sentimentalis corrisanima minoris, mais par fragmentation démultipliante, ou fragmentation additive. Rien de paradoxal dans ces deux expressions, vous allez le comprendre sous peu. Le principe est qu’une entité subdivine existe uniquement sous forme de sentimentalis corris. »
Un bruissement de murmures étonnés vint l’interrompre.

« En effet » reprit-il. « En effet : uniquement sous forme de sentimentalis corris. Une entité subdivine est, selon cette théorie, un ensemble non-conscient d’impulsions sentimentales ou spirituelles. Imaginez-vous, mes amis, quelle conviction il faut pour oser ne serait-ce qu’imaginer que la Dame puisse être une entité décérébrée et non-consciente ? Pour cela je prête foi aux dires des chercheurs. Aucun esprit sain ne pourrait lancer une telle idée sans être absolument sûr de ses dires… »
« Mais voyez-vous, si nous considérons ceci uniquement comme des anima, nous tomberions dans le cas d’une possession interrompue. Or, ce n’est pas le cas. J’ai parlé de fragmentation additive, il me faut maintenant vous détailler cette expression. Sachez que deux écoles de pensée existent à ce propos… Voici la première. L’idée est qu’une entité subdivine est composée d’une multiplicité de sentimentalis corris. Un ensemble d’impulsions sentimentales ou spirituelles partagé par un nombre potentiellement infini d’êtres, formant un tout cohérent sans perdre l’indépendance de chaque fragment. Dans cette version, une entité subdivine naît du partage de sentimentalis corris identiques entre plusieurs individus. C’est donc par le partage de valeurs communes, de pensées communes et de sentiments communs entre des êtres distincts qu’une telle entité apparaît. Pardonnez-moi de la prendre ici en exemple, mais prenons le cas de la Dame. Elle apparut pour la première fois à Gilles le Breton, loué soit-il, au moment où un sentiment d’honneur et d’unité latent flottait sur les terres qui sont nôtres aujourd’hui. D’où la notion de fragmentation additive. Selon cette théorie, la Dame serait née de ces sentiments partagés par un nombre grandissant de personnes. Amenée à l’existence, cette entité non-consciente… Messieurs ! S’il vous plaît ! Cette entité non-consciente, disais-je, acquiert une certaine autonomie. Elle tire sa force du nombre de sentimentalis corris la constituant, et cette force lui permet à la fois de faire naître ces sentiments chez autrui, et de s’exprimer plus fortement chez certaines personnes particulièrement réceptives, en leur inspirant, par exemple, des quêtes comme la nôtre, ou des visions, des rêves, qui n’émaneraient donc pas d’une conscience extérieure, mais bien d’une exacerbation de sentiments présents au cœur de nos âmes. Si je puis m’exprimer ainsi, selon cette théorie, nous sommes tous la Dame. Car par nos actes et nos pensées, nous formons cette force qu’elle possède. Toujours selon cette théorie, une nouvelle entité subdivine peut donc apparaître à tout moment, ou disparaître si plus personne ne partage les sentiments la constituant. Elle peut tout à fait reparaître lorsque l’époque et les esprits seront revenus vers ce qui la constitue. »
Vassily de Vives-Épines bouillait. Ce qu’il entendait n’était que blasphèmes, et il lui fallait mobiliser tout l’honneur de la parole donnée qu’il possédait pour se retenir de provoquer en duel son compagnon immédiatement. La mâchoire serrée et les oreilles sifflantes, il préparait déjà en pensée son discours afin de provoquer le duel dès la fin de l’exposé de Monsieur de Moussac.

« Venons-en à la deuxième version de cette théorie. Plutôt que de considérer qu’une entité subdivine est constituée par le partage de sentiments communs, et donc former une entité non-consciente mais puissante, cette thèse propose la position inverse : il s’agit bien d’une entité consciente, qui a la possibilité de se fragmenter en un nombre illimité d’éclats, chacun réceptacles de la totalité de l’esprit subdivin. Il ne d’agit donc pas d’une fragmentation destructrice, mais plutôt d’une démultiplication unifiante — comprenez, messieurs, qu’à chaque fragmentation ne “naît” pas une nouvelle entité équivalente : il s’agit bien de la même. D’où l’expression usitée de fragmentation démultipliante. La conséquence première est que l’entité subdivine, consciente, souvenez-vous, dans cette hypothèse, a capacité de posséder — ou de manipuler — ses hôtes par cette démultiplication. Chaque fragmentation sera donc consciemment réalisée, dans un but précis, probablement en premier lieu l’extension de sa sphère d’influence. Pour autant, cette capacité à se démultiplier est limitée. En effet, nous supposons — toute-puissante que soit dans notre idée une divinité — qu’il y a nécessairement besoin d’une certaine proximité entre un être d’ores et déjà hôte, et l’être qui va recevoir une fragmentation. Quelle échelle de proximité est nécessaire, nous n’en savons rien : contact physique, quelques mètres ? Peut-être même que la distance évolue en fonction de la puissance de la divinité, ce qui pourrait expliquer les différences notables d’aires d’influence de celles-ci. »

« Comme vous pouvez le constater, les deux théories sont proches, mais sont deux paradigmes fondamentalement différents. Pour autant, un courant de pensée en vogue pencherait pour accepter les deux théories simultanément, arguant le fait que si l’une d’elles décrit les divinités, l’autre décrirait les entités subdivines. Ces derniers, issu en ligne directe de l’école de pensée de St Maximin de Pers — qui a vécu il y a déjà plus de deux cents ans — estiment que les entités divines sont non conscientes, c’est-à-dire qu’elles correspondent au premier cas que je vous ai exposé, tandis que les entités subdivines seraient conscientes, et donc au fait de leurs actes, plus proches, à ce titre, des anima que nous évoquions il y a quelque temps, plutôt que les déités. Si cela peut sembler étrange de prime abord, un petit temps de réflexion nous permet de constater qu’une entité divine est bien au-delà de l’idée d’influence, de possession ou encore de persuasion, instincts bassement mortels liés à une temporalité réduite d’action, et qu’à ce titre, elle n’a pas a agir, simplement à être. Exister, par delà nos chairs, et grâce à nos chairs. »

« Monsieur » articula lentement Vives-Épines « Je ne saurai tolérer un mot de plus de votre part ce jour. Vos hérésies mériteraient le bûcher, quand bien même vous vous protégez derrière l’objectivité scientifique douteuse de l’Étude Icelienne de Port-Céleste, les proférer suffit à leur porter crédit, et donc à mériter d’être occis proprement. Un mot, encore, et je vous défie. La seule raison qui m’empêche de vous abattre sans remords est votre présence en ce groupe, et le fait que je crois que nul ne peut embrasser une telle quête sans être profondément et intimement pieux. »
La bouche de Monsieur de Moussac s’étira en un mince sourire, mais il ne dit mot. Il était fier de son discours, et comprenait que cela ait heurté l’esprit de son compagnon d’armes. De toute façon, le sujet n’était pas clos, et il aurait bien le temps de revenir sur certains points. Le silence se fit, et chacun méditait à l’écoute du pas des chevaux et des oiseaux gazouillants.

« Mais, Messieurs… » commença le chevalier Arléïs « Une chose m’échappe. La Dame est-elle donc une divinité ou une subdivinité ? »
Vassily de Vives-Épines hurla de rage, tandis que leurs compagnons partaient d’un grand rire, sous le regard penaud d’Arléïs.