[Récit] La Quête de la compagnie de Grégoire – Partie 2

Aucun d’entre eux n’avait explicitement évoqué l’absence de signes depuis leur départ. Ils étaient tous conscients que leur quête était un abandon de leur être à la Dame, et la vanité ou l’orgueil qu’ils pouvaient éprouver à recevoir un signe rapide n’étaient qu’autant de freins à leur réussite.

Pourtant, ce soir-là, Messire Vassily de Vives-Épines brisa le tabou pour la première fois. Ils s’étaient installés pour la nuit en haut d’une butte, en plein milieu d’une humide forêt de conifères. Le sol graniteux ne leur avait pas laissé beaucoup de choix, mais au moins, ils seraient en sécurité. Leur feu de camp dressait hautes et vives ses flammes orangées. Le repas était fini depuis un petit moment, et c’était le moment de la journée où ils avaient pris l’habitude de tenir leurs discussions sur la suite à donner à leur périple.

« Mes amis, je crois que nous touchons au but. Sans présumer de notre réussite, ce que nous avons accompli ces derniers temps est digne d’éloges. Nous avons purifié de nombreux sites du royaume, et on ne compte plus les villageois que nous avons sauvés d’un danger certain ! » Il n’avait pas dit ça sur un ton présomptueux, pourtant il n’eut pour réponse que des grognements teintés d’acerbité. Chacun, en son for intérieur, pensait comme lui, mais aucun n’osait le reconnaître. Ceux ayant reçu la bénédiction de la Dame n’évoquaient jamais leur quête ni les faits qu’ils avaient accomplis lors de celle-ci. Nul ne savait, hormis ceux sanctifiés par leur douce divinité, ce qui méritait l’insigne honneur de pouvoir boire dans ses paumes opalescentes une fraîche gorgée d’eau. Et il était monnaie courante de penser qu’évoquer ceci portait malheur.

Chacun y alla de son argument, de sa maxime ou de sa désapprobation. La discussion allait bon train : le sujet leur tenait trop à cœur pour qu’ils l’évitent maintenant qu’il avait été abordé. L’un arguait qu’aussi hauts que fussent leurs faits, ils n’étaient que de menues actions aux yeux de la Dame, sans envergure, et donc peu digne de ses attentions. L’autre répondait que c’était en menant de petites actions insignifiantes, et sans rechercher l’honneur que l’on accédait à celui-ci. Et jusque tard dans la nuit ils discutèrent, sinuant entre les souhaits et espoirs de leurs actions futures et la remembrance de leurs actes passés. Seul Sir Grégoire ne disait mot. Perdu dans ses pensées, un tourbillon de doute, d’espoirs et d’émotions l’avait envahi depuis l’intervention de Messire Vassily.

Cette nuit-là, le dos coincé entre deux racines sinueuses de pin, il dormit profondément. Parmi ses rêves et songes nocturnes, par delà les barrières de la conscience, se glissèrent des murmures évanescents, chuchotés d’une voix si douce qu’il lui était impossible de se souvenir du mot précédant celui qu’il entendait. Bercé par cette mélodie soyeuse, son esprit s’apaisa, et il passa le reste de la nuit à dormir d’un sommeil sans rêve, que seuls meublaient ces susurrements, porteuses d’un message sans équivoque, directive latente, mais impérieuse : « Va à l’Est. »

[Récit] La Quête de la compagnie de Grégoire – Partie 1

Leurs sept montures les attendaient, attachées docilement à la herse de la Porte des Boucs, l’entrée sud du bourg. Trois jours s’étaient écoulés, trois jours d’une intensité incroyable pour Sir Grégoire. Ses six compagnons de route passaient leur temps en bain de foule, ou en profitant pour la dernière fois avant bien longtemps des plaisirs de la ville… peu importait que ceux-ci soient compatibles ou non avec leurs vœux d’ores et déjà prononcés, c’était une incartade généralement admise et tolérée pour les vertueux héros en devenir. Mais pour Grégoire, l’affaire était toute autre. Pour ainsi dire, le seul moment de sommeil qu’il avait eu était complètement involontaire : il s’était assoupi en mangeant sur le pouce, entre deux réunions d’état-major, pour préparer ses années d’absence. Son intendant avait déjà pris ses fonctions, mais s’il était très efficace pour la gestion des affaires courantes, il n’avait jamais été instruit des projets futurs pour la ville ni de certaines relations politiques qu’il se devait de connaître pour la suite.

Ces trois jours passés à expédier les dernières affaires courantes, préparer son absence et instruire son suppléant à la tête du Duché avaient été éreintants. Mais, alors que ses pas le portaient vers la sortie du bourg, où une bonne partie de la population était amassée, il se sentit revivre, tandis qu’une énergie nouvelle était insufflée dans chacun de ses membres. Il était le dernier à arriver, tout le monde l’attendait. Les lances de cavaleries, prêtes pour la Cérémonie d’Abandon, étaient dressées hautes, fanions claquants au vent.

Un murmure se propagea dans la foule lorsque Grégoire rejoignit sa monture, et, saisissant les mains de ses deux plus proches compagnons, pour former une chaîne avec les sept membres que comprenait leur équipée, il prit la parole d’une voix suffisamment forte pour que tout un chacun l’entende.
« En ce jour, nous renonçons à nos privilèges, à nos devoirs et à nos droits.
En ce jour, nous vivons pour la Dame,
En ce jour je ne vis plus que pour Mère, pensa-t-il
En ce jour, nous laissons nos lances, et leur préférons l’espadon
En ce jour, nous vous faisons nos adieux,
Puissiez-vous être là pour notre retour. »
Lâchant les mains de leurs compagnons, chacun des chevaliers décrocha la fière lance de cavalerie, et la posa au sol, avant de monter en selle.
Puis ils partirent, et à les voir s’éloigner par l’arche de pierre de la porte, on eut pu croire que celle-ci, comme la bouche immense d’un monde sans foi, venait d’avaler les sept preux chevaliers.

Grégoire s’ennuyait ferme. Il avait vu sa quête comme une exaltante chevauchée vers l’accomplissement de sa destinée, au lieu de quoi il passait la majeure partie de son temps à vagabonder sans but. Il n’avait toujours pas eu de vision susceptible de le mettre sur la voie de Mère. Il errait donc, suivit de ses six compagnons, de bourg en bourg et de val en val, tentant tant bien que mal de tuer le temps. La quête d’un chevalier est unique, et s’il lui arrive de combattre de monstrueuses créatures, la pire d’entre elles à vaincre est lui-même. Durant deux années pleines, Grégoire et sa troupe errèrent pour porter secours, offrir leur aide, et vaincre des monstres locaux… qui la plupart du temps n’existaient même pas, ce dont ils se gardaient bien de révéler à quiconque.
Ils crurent leur quête prendre sens à la mort du dragon Sharok, dont le dernier souffle leur sembla être un soupir venu de la Dame Elle-même. Il n’en fut rien.

Et plus le temps passait, plus le doute s’installait dans l’esprit de Grégoire. Sa logique imparable lui semblait friable, il n’était plus certain de ses prétentions généalogiques. La folie, ayant de moins en moins de grain à moudre, cédait du terrain à la raison, qui luttait d’arrache-pied pour reconquérir l’esprit du Duc. Sa personnalité troublée, jusqu’ici correctement dissimulée, était de plus en plus décelable. Lunatique et dépressif, les élans optimistes le cédaient bien souvent aux retombées moroses. S’il ne s’en rendit pas compte, il dut la vie à ses compagnons, qui par leur seule présence l’empêchèrent de tomber si bas qu’il aurait été au-delà de tout espoir de survie à court terme.

Lassés des campagnes et des bourgades, ils décidèrent d’explorer les forêts, et de bouter la vermine cornue hors de celles-ci. Cela leur valut de hauts faits, et redorèrent leur fierté écaillée, mais l’aura d’insanité qui émanait des rejetons du chaos étaient trop forte pour la raison renouvelée, encore trop faible, de Grégoire. Ils virent des choses ignobles, et entendirent des voix que nul mortel ou immortel ne devrait entendre. La parodie grotesque et macabre de société humaine que formaient les hardes difformes étaient une vision au-delà de toute bienséance.

Le pire n’était pas dans leurs agissements et leurs pratiques malsaines. Ni dans leur hygiène de vie, ni dans leur langage guttural, ni, encore moins, dans leur apparence odieuse et révoltante. La chose la plus ignoble que pouvaient faire ressentir aux humains les maudits hommes-bêtes, c’était d’avoir l’impression de se voir dans un miroir. De se dire que si ignobles soient ces êtres, n’importe quelle communauté pourrait tendre vers cette aberration si les digues de la civilisation, et de toutes les valeurs qui portent l’humain vers le meilleur venaient à céder.

Et bien que tout son instinct lui intima d’éradiquer ces créatures, ce qu’il fit avec une joie sauvage, les mécaniques paranoïaques qui avaient perdu du terrain dans son esprit se remirent en branle, de façon plus insidieuse encore, car elles se développèrent et étendirent leurs tentacules à tous les niveaux de son construct mental, juste sous le seuil de la conscience. Et alors qu’il se sentait libre et avait la sensation de respirer à nouveau l’air pur après avoir passé de trop nombreuses années la tête sous l’eau, son esprit se montait contre lui-même, sapant ses propres défenses, sabotant sa logique, n’attendant plus que la pichenette qui le ferait basculer définitivement dans l’ombre et la démence.

Ce fut une période heureuse pour lui, ses suivants, et sa quête. Une lucidité nouvelle s’était emparée de lui, et il était désormais persuadé que la Dame n’existait qu’au travers des actions que l’on menait en son nom. Ils lancèrent de nombreuses charges, et débusquèrent quantité de boucs bipèdes en train de se vautrer dans toutes les débauches imaginables. Ils ne comptèrent bientôt plus le nombre de bûchers qu’ils allumèrent au pied des pierres gravées dressées afin de brûler les cadavres de leurs victimes cornues. Ils étaient adulés par les villageois qu’ils délivraient des menaces, et s’ils avaient été malhonnêtes, ils auraient sans le moindre doute pu faire fortune en vendant leurs services. Une aura de gloire les entourait, et aucun d’entre eux ne doutait qu’ils recevraient bientôt un signe leur indiquant que leur quête touchait à sa fin.

[Récit] Le Cordonnier Gillebois

Victor Gillebois renâcla à son établi, se reculant brusquement en arrière. Décidément, il se demandait parfois si être le meilleur cordonnier de toute le royaume était une fierté ou un fardeau… Entre les admirateurs oisifs et obséquieux, les confrères jaloux, et les imbéciles lui demandant les lunes, il en avait soupé de sa condition. Mais il se plaisait dans son art, donc il faisait avec. Il secoua la tête, et retourna à son travail, dégouté de la tâche qu’il devait s’abaisser à accomplir pour un riche client. Coudre du tissu d’or sur du beau cuir pleine fleur ! Quelle aberration ! D’autant plus que le client avait exigé que le harnachement de sa monture soit du meilleur cuir, gravé sur chaque centimètre carré, quand bien même l’ensemble ne serait pas visible sous la couche de riche étoffe qui confinait au ridicule. Non mais vraiment ! Victor fulminait… mais il n’avait pas le choix. Il pouvait suffire d’un seul client mécontent et influant pour ruiner la réputation de son échoppe, et il n’y tenait pas particulièrement. Il se remit à l’ouvrage en marmonnant à voix basse sur l’air d’une chansonnette à boire graveleuse :

« Arléïs, Arléïs, ton harnais je te le pisse !

Hector, mon Hector, ton harnais je te le mord ! »

[Récit] Révérence et Solidarité

Lorsqu’il passa le porche, aveuglé par la lumière du jour faisant suite à la pénombre du temple, il mit un moment avant de se rendre compte que six chevaliers lui faisaient une haie d’honneur. Son cœur fit un bond… leur présence ici, en ces circonstances, ne pouvait signifier qu’une seule chose. Sa dévotion et la prononciation de ses vœux avaient fait des émules. Il allait avoir des compagnons de route, qu’il le souhaite ou non. Sa quête ne serait pas solitaire, mais de groupe. C’était un évènement rare… ses six chevaliers-suivants allaient prononcer leurs vœux de soutien immédiatement après lui. Il ressentit un mélange de fierté, de soulagement et de déception en ingérant l’information. Fierté d’avoir été un modèle et d’avoir déclenché des élans de dévotion pour sa mère chez d’autres que lui. Soulagement de savoir qu’il n’allait pas être rongé par la solitude, mais déception que cette quête — sa quête — ne serait plus tout à fait la sienne à part entière. Il ressentit également une pointe de jalousie, à l’idée qu’il n’était pas le seul à chercher Mère, et à l’idée que de nombreux, avant lui, depuis Gilles, avaient reçu sa bénédiction.

Ses yeux se réhabituant peu à peu à la lumière, il détailla les visages des six hommes en armure d’apparat. Deux d’entre eux étaient de ses proches : Messire Jolinard, avec qui il avait partagé une bonne partie de son enfance. Fils de Gontrand Jolinard, mort à la bataille de Clairbois face aux peaux-vertes, il avait été pupille du Duché, et faisait donc pratiquement partie de la famille de Grégoire. En face de lui se tenait Monsieur de Moussac, un vétéran qui n’avait pas eu une vie très exaltante, et cherchait probablement autant le frisson de l’aventure qu’une pommade atténuant l’échec de sa vie. Grégoire ne connaissait pas les deux visages suivants. L’un des deux hommes semblait riche, au vu des étoffes exotiques et travaillées qu’il arborait, tandis que l’autre avait tout d’un courtisan de Couronne, guindé et dont l’armure de bataille avait tout l’air d’être aussi chargée de fioritures que sa propre armure d’apparat.

Parmi les deux derniers hommes, il connaissait le visage et le nom d’un seul : celui que l’on surnommait le Palefrenier. Amoureux des chevaux, il disposait d’un troupeau complet de pur-sang. Lorsqu’il n’était pas occupé par ses affaires d’État, il les élevait et faisait commerce des poulains et des saillies. C’était un homme complet, que la passion et le travail avaient rendu riche.

Grégoire ne connaissait pas le dernier homme, mais il lui devinait un esprit troublé et une histoire en dents de scie. Il ne s’attarda pas à faire connaissance, et continua à marcher vers la foule, tandis que dans un concert de cliquetis huilés, les six hommes entrèrent dans le temple pour y prononcer leurs vœux.

[Récit] La Révélation de Grégoire

C’est lors d’une nuit claire d’été qu’il eut une illumination. Il avait maintenant plus de trente ans, et toutes ses années avaient modelé son esprit, reconstruit ses souvenirs, l’avaient pétri de certitudes erronées et instillé des idées qui auraient pu lui valoir l’asile si quiconque l’en avait soupçonné.

Alors qu’il méditait, étendu sur sa couchette en duvet d’oie, une soie aux armoiries de sa lignée recouvrant à demi son corps transpirant dans l’étouffante chaleur nocturne, il comprit qu’il n’avait jamais eu de mère. Qu’il était né du néant, enfant prodige, miracle vivant, et que la mère qu’il avait appelée mère n’avait été qu’un parent d’adoption, afin de camoufler sa véritable origine. Cette nuit là, à cet instant précis, la brume de ses pensées nébuleuses, qui formait derrière ses yeux mi-clos la trame d’une fresque dont il ne réussissait pas à percevoir le sens s’évanouit, pour ne lui laisser plus qu’une seule idée, enfin révélée à lui. Il était fils de la Dame.

À l’instant même où cette pensée se cristallisait avec des mots dans son esprit, ses yeux s’ouvrirent brusquement, et il resta allongé, stupéfait par sa prise de conscience, à fixer de ses yeux bleus profonds le baldaquin qui le surplombait. Puis il se leva, le contact de ses pieds nus contre la pierre rafraîchie le vivifiant, et se mit à errer dans ses appartements. À la fois perdu, surexcité, terrorisé et confus, il ne savait plus ce qu’il faisait. Il s’était à moitié habillé — à l’envers — avant d’aller à son écritoire pour essayer de trouver quelque chose à manger. Écritoire qu’il retourna de frustration lorsqu’il se rendit compte qu’il ne contenait, logiquement, que des feuilles de parchemin, quelques plumes usagées et un fond d’encre dans un pot en terre émaillée. Il finit par se rouler en boule sur le sol, dans la pâle flaque de lumière lunaire qui filtrait de ses rideaux, rendue verdâtre par la prédominance en cette période de l’année de Morrslieb.

Lorsqu’on le retrouva le matin, il dormait encore au même endroit. On s’inquiéta pour lui, et les médecins le déclarèrent souffrant, lui enjoignant une journée de repos. Il prit bien soin de ne pas les contredire à ce sujet. Une journée chargée s’annonçait pour lui. Bientôt, il céderait à l’Intendant les rennes du duché, et prononcerait ses vœux pour partir en quête de la Dame et du Graal… sa mère, et son héritage légitime.

La folie peut s’étendre dans l’esprit de n’importe quel homme, mais lorsqu’elle s’empare d’un homme de pouvoir, les conséquences peuvent s’avérer encore plus dramatiques. Et lorsque cette folie est latente, invisible pour qui ne sait la voir, son insidieux poison peut faire plus de dégâts encore que la haine la plus virulente. Le château fut en liesse lorsque le Duc Grégoire prononça ses vœux en grande pompe dans le temple de la ville. Ce geste simple — choisir le temple de la ville plutôt que celui du château — avait eu le pouvoir de laisser impuissantes les rares personnes désapprouvant le choix de Grégoire de partir : porté par la liesse populaire, leur seigneur était intouchable. Bien que la plèbe ne soit pas très sensible au culte de la Dame, la ville avait toujours eu ses héros, ses défenseurs, et ses hommes adulés. Mais Grégoire partait en quête du Graal… une nouvelle légende locale naissait de leur vivant.

Il fut porté par les vivats, prononça ses vœux dans un silence saint et respectueux. L’énonciation des vœux était protéiforme, et s’adaptait en fonction des circonstances. Nul besoin de cérémonial, un simple murmure prononcé pour soi-même, tombé à genoux dans l’herbe grasse sous le coup d’une révélation, n’était pas moins valable que ceux prononcés dans le saint-sacre de Courrone. Mais Grégoire était seigneur en ses terres, et la cérémonie fut assez longue. Il en passa la plupart à genoux, à écouter d’une oreille le sermon de la demoiselle le sacrant, mais l’esprit tout à l’organisation de sa quête.
Quand vint le moment pour lui de prononcer son vœu, il faillit s’étrangler d’émotion. C’est la voix rauque qu’il énonça :

« Je dépose ma lance, symbole de devoir, je quitte mes bien-aimés,
Je me départis de toute chose hormis des outils de ma quête.
Aucun obstacle ne me retiendra, aucun appel à l’aide ne m’échappera.
La Lune ne me surprendra jamais deux fois en un même lieu.
Je me donne, cœur, corps et âme à la Dame que je cherche »

« Ainsi soit-il, et puissiez-vous vous montrer digne d’Elle et de Ses Dons » clôtura la demoiselle en l’enjoignant à se lever. Lorsqu’il amorça le geste, elle le repoussa symboliquement, au sol, et il se laissa choir, avant de se relever. Il était prêt. Il fit demi-tour, et remonta l’allée centrale du temple, afin de rejoindre les vivats qu’il entendait poindre à l’extérieur.

[Récit] La Jeunesse de Sire Grégoire

Sir Grégoire était né noble, promis à la chevalerie, et en guise de cadeau de naissance, on lui avait entre autres offert une gigoteuse aux armoiries de sa famille… Comment s’étonner alors que lui, fils unique et prodige, ait pu devenir quelqu’un d’autre que le chevalier imbu de lui même, présomptueux et hautain, mais faisant figure de parangon de vertu ?


Et pourtant, ses premières années ne révélaient pas trop ce caractère : il était un enfant joueur et amical, dont le plus grand méfait était de prendre par surprise chaque jour le jardinier du château pour lui faire pousser un glapissement aigu. « Méfait » dont, à vrai dire, le jardinier en question n’aurait pas aimé se passer, car il appréciait le jeune Grégoire et considérait cette habitude comme une marque d’affection réciproque — ce qu’elle était, en réalité.


Sur le coup des sept ans, alors que l’on commençait à instruire sérieusement l’enfant au maniement des armes de bases et à l’art de la lutte, sa mère vint à décéder de maladie. Ni les clercs ni les magiciennes du Royaume n’avaient pu la sauver, et elle partit, sans souffrir, mais bien trop jeune, et surtout, bien trop tôt aux yeux de Grégoire. Sa mère l’avait elle-même allaitée plutôt que de recourir à des nourrices, avait toujours été là pour panser ses blessures, et même ses sermons étaient tolérés par Grégoire.
À la mort de Dame Élianne, le jeune seigneur perdit le sourire un temps. Il se croyait coupable de son décès, pour une raison qu’aucun de ses précepteurs ne réussit à découvrir. Et bien qu’au bout de quelques mois il n’évoquât plus sa responsabilité, nul n’était dupe sur ses pensées à ce sujet… d’autant plus qu’il lui arrivait d’en pleurer et d’en parler durant son sommeil.


Il passa de plus en plus de temps à l’entraînement. Il avait grandi dans un château résonnant d’histoires héroïques où la lame et le courage semblaient pouvoir résoudre n’importe quel problème. Bercé par ces douces illusions, il s’acharna à devenir un bretteur hors pair, et fit la fierté inavouée de son père aigri et bourru. À l’âge de douze ans, ayant grandi très rapidement, il eut droit de monter de vrais chevaux. Fougueux et impétueux, ceux-ci lui firent ravaler sa fierté en l’envoyant au tapis à de nombreuses reprises les premières semaines. Entre les chevauchées tranquilles des poneys auxquels il était habitué jusque là et les ruades vigoureuses des purs-sangs bretonniens, il y avait plusieurs mondes d’écarts.


Il trouva sa première monture personnelle en une bête d’un noir de jais qu’il nomma Victoire. C’était une jument récalcitrante et agressive, qu’il réussit à dompter à force de volonté. Lorsque personne ne pouvait l’entendre, Victoire avait un autre surnom… « Mère. » Le précepteur qui découvrit ceci fut fortement inquiété pour la stabilité mentale du jeune homme. Lorsqu’il évoqua ce fait en privé au seigneur et père de l’enfant, celui-ci ne le crut pas. Pire, il l’accusa de diffamation, et le chassa de son territoire.


Et en secret, l’enfant continua de parler à sa jument comme à sa mère. Les fièvres du souvenir et de la confusion s’emparèrent lentement, mais irrémédiablement de son esprit. Il était suffisamment alerte et lucide pour savoir qu’il ne devait jamais laisser transparaître son plus grand secret, car personne ne le croirait : il savait que sa mère était encore vivante. Quand bien même tout le monde avait vu sa dépouille, quand bien même le cortège mortuaire avait déambulé plusieurs heures dans les faubourgs de la ville. Il était convaincu qu’elle avait survécu, quelque part, et cette idée tenace, ce poison de l’esprit, devait définir le reste de sa vie.

À la mort de son père, il hérita du titre et de ses terres. Chevalier depuis quelques années déjà, il avait acquis une solide expérience du combat, mais était novice dans tout ce qui avait trait à la politique. Il eut la présence d’esprit de s’entourer de conseillers avisés, et il réussit à maintenir la paix à grands coups de charges de cavalerie, ainsi qu’une certaine prospérité sommaire sur ses terres.


L’illusion qu’il donnait d’un seigneur de Bretonnie sain de corps et d’esprit était parfaite. Les rares personnes qui avaient su ses errements à propos de sa mère étaient décédées depuis longtemps, et nul ne le soupçonnait de nourrir un projet plus tiraillant, plus viscéral et plus égoïste que la protection de ses gens : il voulait retrouver sa mère. Et ce mal qui le rongeait resta longtemps en retrait. Il avait eu beau chercher dans les premiers temps, aucun indice, aucune trace ne le mit sur la piste inexistante qu’il recherchait. Alors patiemment il attendait son jour, administrant sa cité et son duché durant les heures de soleil, méditant et cultivant son souhait le plus cher aux heures des lunes.

[Récit] Le Sage Berthold

Ulfrik était embêté. Il devait impérativement se rendre à Port-Céleste pour y « emprunter » le Sage Berthod, et le ramener vivant à Violecée-la-Plaine. Il fut l’un des disciples de Frère Rémi, le vieux moine qui avait tenu jusqu’à son dernier souffle l’abbaye de Violecée. Sa bibliothèque avait tant enchanté Ulfrik dans ses années jeunes qu’il était retournée la chercher pour la hisser sur le dos de Gruschk, la monstrueuse créature lui servant de monture.

Le Sage Berthod fut lui aussi, dans ses années intermédiaires, un fervent adepte de l’abbaye et de la bibliothèque du Frère Rémi. Ulfrik en nourrissait une certaine jalousie de ne pas être l’unique personne ayant côtoyé et considéré comme meilleur ami le Frère Rémi, mais ce n’était pas la raison de sa visite à Berthod. Le vieux sigmarite de Violecée avait confié le seul double des clefs de la bibliothèque à Ulfrik, mais il manquait sur les rayonnages un ouvrage qui y avait tenu une place de choix. Ulfrik ne l’avait jamais vu, car Frère Rémi l’avait confié à Berthod, pour le transmettre à l’Étude Icélienne de Port-Céleste, qui à ses dires recherchait activement une copie de cet ouvrage.

Au delà du fait que ce livre manquait cruellement à sa collection issue de la bibliothèque de Violecée-la-Plaine, Ulfrik avait l’intuition que lui-même, ce livre et le Sage Berthod devaient se retrouver ensemble dans la bibliothèque de l’Abbaye. Et Ulfrik avait depuis ses années de jeunesse errante appris à vouer une confiance aveugle à ses intuitions.
Mais il y avait un hic. Il était à proximité des ruines de Violecée, qui fut ravagée il y a des années par une harde d’Hommes-Bêtes, et Port-Céleste était à des lieues de cela, au bord du Grand Océan, au sud de Bordeleaux. Il n’aimait guère l’idée de laisser les ruines à l’abandon alors qu’il lui semblait qu’elles allaient s’avérer cruciales dans les jours ou semaines à venir.


Il décida donc de faire un détour jusque là avec sa troupe, et d’y laisser quelques-uns de ses compagnons les plus lents, le temps pour lui d’aller chercher l’érudit porcelest (prononcer « porcelet » habitant de Port-Céleste, ce qui est sujet à moquerie, vous vous en doutez, dans les citées rivales.)
Dans les bois entourant Violecée-la-Plaine, Ulfrik et ses gens humèrent les effluves musquées d’abominations du Chaos. Il ne virent pas l’ombre d’une corne, mais arrivé à Violecée, Ulfrik décida de mener une purge préventive dans la harde d’Hommes-Bête toute proche. Il ignorait s’il s’agissait de la même qui avait ruiné Violecée des années auparavant ou une autre, et il n’en avait cure. Il avait eu une grande douleur et une grande peine en découvrant le paisible bourg ruiné par les rejetons mutés des puissances de la ruine, et il en nourrissait à présent une sérieuse aversion pour toutes les bêtes à cornes. Excepté les escargots. Il aimait bien les escargots.


Ulfrik n’était pas avide de démonstration de puissance, il préférait l’efficacité. Il n’avait pas assez d’hommes pour anéantir la harde. Il se débrouilla pour affaiblir aussi sournoisement que sérieusement les défenses d’un village voisin qui réussissait à résister depuis bien longtemps aux assauts peu malins de la horde. Vulnérable, le village lui fournirait une diversion alléchante pour les bêtes. Pendant leur absence et le saccage du village par les boucs puants, il s’arrangea donc pour profaner leur pierre des hardes, capturer et mutiler le chaman en lui sciant les cornes et en lui coupant la langue, et le crucifia, mort, sur les restes de leur idole. Puis Ulfrik fit égorger les femelles reproductrices restées à proximité de la Pierre. On raconte qu’humaines captives comme animales natives, elles tendirent toute leurs gorges aux lame dans un soupir humide, soulagée de leur délivrance.
Nul doute que la harde, en fondant sur le village de Boussade, avait fait un carnage, et n’avait laissé aucun survivant. Ni hommes… ni femmes. À leur retour, privés de femelles, de chaman et avec une Pierre profanée, la confusion fut totale. Il leur faudrait quelques jours de querelles intestines et de massacres en règles, ainsi que quelques duels d’autorité pour qu’un nouveau chef spirituel unique se dresse et commence à remettre — aussi incongru que puisse l’être ce mot associé à ses bêtes — de l’ordre dans sa meute. Ensuite, ils passeraient quelques semaines à restaurer l’intégrité de leur idole maudit, et à aller récolter de nouvelles femelles dans les villages humains avoisinant ou les hordes rivales, tant pour assouvir leur besoins que pour assurer la pérennité de la harde. Cela lui laisserait le temps de faire l’aller-retour pour Port-Céleste.

Satisfait d’avoir mis à l’abri les restes de Violecée-la-Plaine, et d’avoir pris une revanche suave sur ces bêtes honnies, Ulfrik se décida à partir. Il emmena avec lui toutes les femmes en âge de procréer : nutile d’offrir leurs effluves hormonales aux mufles moites des monstres immondes à la recherche de femelles à engrosser douloureusement. Il laissa ses gens les plus lents à la garde de l’abbaye et de sa bibliothèque, leur adjoignit quelques-uns de ses chevaliers les plus autonomes, et en confia la direction aux deux frères Tira’ch.


C’est ainsi qu’il s’en alla pour Port-Céleste, où un certain Sage Berthod ne s’attendait sûrement pas à sa visite, ni à l’excursion tous frais payés pour Violecée qui l’attendait.

[Récit] Simon et Jacques Trévize

Lorsque leur père les envoya au monastère de Gadestru, ce fut plus par dépit que par foi convaincue. Il en avait marre de ses deux fils ignares et indignes. Il était un commerçant prospère, armateur de trois-mats et accessoirement usurier, pour le plaisir. Et ses deux fils, ne pensant qu’à s’amuser et à lui faire honte, étaient rebelles à toute son autorité et ses promesses en cas de bonne conduite. Cela en vint à un tel point que certain de ses clients se tournèrent vers la concurrence, ses fils ayant offensé par leur incorrection certains hauts et hautes de la société de Marienburg.
Il décida donc de faire contre bonne fortune bonne action, c’est-à-dire à ses yeux profitables, et les fit moines sigmarites. Il les confia aux bons soins d’un monastère à l’autre bout de l’Empire, et leur adjoignit les services de deux gardes du Comte que son influence et sa richesse avaient permis de recruter. Ceux-ci devaient les maintenir en vie durant le voyage, et faire preuve de foi en les accompagnant la quête monastique, tant pour veiller à ce qu’ils ne dégradent pas la vie du monastère par leur extravagance et s’accommodent celle-ci, que pour les garder en vie. Extravertis, dévergondés et malvenus, ils étaient tout de même ses deux uniques enfants, et il les aimait à sa façon.

Étrangement, la vie et la sobriété monastique ne leur paru pas problématique. Ils la supportaient et pratiquaient la prière, le labeur et le chant sans broncher. Mais ils mirent au point un petit jeu, parallèle à cette vie, qui lui donnait un petit plus appréciable. Simon s’était auto-proclamé, en secret, prophète, et Jaques jouait à être son plus fervent adepte. Aucun des deux, évidement, n’y croyait, il s’agissait plus d’un jeu de rôle qu’autre chose. Ils se lançaient des défis secrets, et mettaient à leur insu à contribution les moines : combien Simon réussirait-il à convaincre de le suivre pour une activité incongrue, combien s’outreraient d’un comportement étrange et malvenu qu’il aurait en tant que prophète… Ce jeu dura des années, à l’insu de tous, même Jormund et Béalf, leurs gardes du corps, qui s’étaient plongés dans une profonde foi méditatique durant ces années passées à Gadestru. Leur mission de gardes étant assez peu sollicitée, ils en avaient profité pour faire repentance. Cette situation dura des années. Tout au long de leur vie monastique, en fait. Et peu à peu, les frères Trévizes étaient tellement impliqués dans leur seconde vie qu’il leur arrivait que leur rôle prenne le pas sur leur vraie personnalité. Sans conséquence, si ce n’est quelques instants de grande solitude quand une phrase malvenue sortait par mégarde à la réunion du Chapitre…

Un beau soir d’été, tout le monastère priait dans la chapelle, comme à son habitude, au son des volées cloches. Dans la chaleur sèche de l’été, les moustiques prospéraient, et leur bourdonnement agaçait plus d’un moine. Vint la fin de la séance, mais les cloches ne cessèrent pas pour autant de sonner. Ou plutôt, celles de la messe se turent, mais celles du portail battait fort. On alla ouvrir, et devant les moines se tenait un chevalier étranger, en armure complète, l’air épuisé et hagard. Il demanda l’hospitalité pour la nuit, et se présenta comme Sire Bertrand de la Fontaine, issu du Royaume de Bretonnie. Les guerres de religions n’étaient pas à l’ordre du jour, et le monastère fit bon accueil à ce voyageur dans la détresse. Ils l’écoutèrent raconter ses exploits et hauts faits pendant le repas, puis, lorsque vint l’heure d’aller rejoindre leurs couches austères, un petit cercle de moines, Simon, Jacques et leurs deux gardes du corps restèrent avec Sire Bertrand au coin du feu, et celui-ci entama le récit de ses récentes années, qu’il avait par décence occultées pendant le souper. Il narrât à son petit auditoire la chute de Castel-Graal qui avait fait suite à l’arrivée d’Ulfrik. La quête du Graal lancée par celui-ci, puis leur retour désastreux, corrompus et maudits par ce faux graal, le calice nommé la Pourvoyeuse. Quiconque y buvait sentait la vitalité venir en lui comme jamais… mais ne pouvait bientôt plus boire autre chose que l’eau qui en coulait, car ils en devenait dépendants. Et ceux qui, par malheur, ne réussissaient pas à s’en abreuver finissaient par dépérir bien vite, libérant un flot de bactéries et de plancton terrestre de leur corps en putréfaction. Cette addiction avait mené à des rixes infernales, les villageois désespérés étant prêts à tout pour une seule goutte. Castel-Graal avait fini en ruine, la plupart des habitants morts, les mourants bouffis et cannibales. Bertrand, fut le seul ayant refusé de boire au calice d’Ulfrik, par fierté : en son domaine jaillissait une source d’eau pure, d’où il tirait son nom, et elle avait depuis toujours constitué l’unique boisson des chevaliers de la maison de la Fontaine. Il fut donc le seul à ne pas être touché par la malédiction, et jura de se venger d’Ulfrik et de sa suite pourrissante. Et depuis ce jour, ils se pourchassaient l’un l’autre, l’un par désir de justice et vengeance, l’autre par jeu et moquerie.
Le feu était presque éteint lorsque les cloches sonnèrent de nouveau. Les moines avaient passé la première partie de sommeil à l’écouter, mais ils devaient maintenant aller prier. Ils prirent congé de Bertrand, lui souhaitant une bonne nuit. Celui-ci, en s’installant dans le lit qu’on lui avait attribué, espérait de tout cœur ne pas avoir attiré le malheur sur le monastère.

À la sortie de la messe, Simon et Jacques trainèrent un peu dehors, dans l’air encore tiède et bourdonnant de l’été. Ils discutaient de ce chevalier, ponctuant leurs phrases par le bruit sec d’une mouche ou d’un moustique écrasé. Avec la haleur, ils étaient de plus en plus nombreux, mais ce soir en particulier. Les mouches étaient bien grasses, de la sorte qu’on trouve sur la viande au bout de quelques jours. Simon suggéra qu’il y avait peut-être un animal mort dans l’enceinte, et ils se mirent à le chercher. Au détour du cellier, ils trouvèrent autre chose. Une troupe de cavaliers, entourée de bourdonnantes bestioles, était en train de se matérialiser sous leurs yeux hébétés et dégoûtés.

Ulfrik à leur tête, rit de leur air bête, et leur tint en guise d’accueil ce discours : « Tiens, voilà deux grandes et fières âmes qui à la vue de quelques vers se pâment ! Sont-ce donc là les moines qui des viles tâches se dédouanent ? Toi, le grand, tu me sembles important », le flagorna-t-il moqueur « mène moi donc à Bertrand. »
L’instinct de Simon, altéré par ses années passées à jouer le prophète, lui fit répondre ainsi, bien malgré lui : « Vil mouchard, devant toi se tient Simon, qui dans ses rêves t’a aperçu en vision. Nullement surpris par ton arrivée je ne suis, et si je me tiens ici, c’est pour t’accueillir comme il se doit, Ô pourri. Tu ne souilleras point l’eau de notre puit, et d’ici tu repartiras sans tarder ! »

Ulfrik sourit, et du tac au tac lui répondit : «  Tu me sembles bien présomptueux petit, et tes visions que tu dis me sembles bien factices, mais tu es beau parleur, et tu m’amuses, viens donc boire à mon calice ! » Sur ces paroles d’un air complice, un nuage de mouche se dirigea vers les deux frères. Jacques hurla, pris de peur panique, et se raccrocha derrière son frère seul rempart qu’il voyait à proximité. Les insectes, par milliers, sinon par millions, vinrent buter contre leur dos, et sous la force du nombre, les firent peu à peu avancer vers Ulfrik qui leur tendait la Pourvoyeuse. Simon, paniqué également, et son esprit vidé par là même de toute velléité, pris de ses mains le calice et d’une traite le vida. Jacques était tombé dans les pommes, aussi y échappa-t-il ce soir-là.

Bertrand fut réveillé par un pressentiment, et se rua, en robe de chambre et lame au clair, vers le cellier bourdonnant. Il arriva trop tard pour sauver les deux moines : l’un était allongé au sol, l’autre buvait à jusqu’à la lie le gobelet maudit. Il hurla de rage, et chargea son rival ennemi, qui en le voyant arriver feint la surprise : « Oh, Bertrand, toi ici ? Jamais je ne m’y serait attendu ! Tu es en retard, comme d’habitude, mon cher. Et en plus, tu as du renfort ? »


En effet à ses cris, Jormund et Béalf avaient accouru. Trop tard, malheureusement. Ils se précipitèrent vers leurs deux protégés, et les trainèrent tant bien que mal loin de ses cavaliers odieux.
Ulfrik s’adressa à nouveau à Bertrand, et d’un air narquois lui susurra ceci : «  Mon cher ami, ne vois-tu point que le repos t’es interdit ? Partout où tu te traines, je te suis, et tu apportes autant que moi le malheurs où tu vas. Je suis magnanime pour cette fois, et te laisse une chance : quitte ce monastère séance tenante, et je ne toucherai à personne d’autre ici. »
Pris au piège, menacé et sous la pression, Bertrand s’exécuta. Il sella sa monture, qui rechigna de ne pouvoir se reposer plus longtemps, plia ses maigres bagages, et après avoir revêtu sa tenue de combat, pris la route et s’en alla. En passant le portail, il écrasa une larme sur sa joue : sa tunique sentait le savon. Les moines la lui avaient lavée… Cela faisait des mois qu’il n’avait pas porté un habit propre.

Ulfrik tint parole, et suivit Bertrand par le portail. Mais sa trace était toujours présente, et au matin, les moines vient Simon prendre la route. L’appel de la Pourvoyeuse se faisait déjà sentir, et il était attiré par elle. Jacques lui courut après, son baluchon à l’épaule, suivit de Jormund et Béalf, qui étaient toujours investis de leur mission de garde du corps.


Les moines les regardèrent tristement s’en aller, et la journée fut morose au monastère. Il passèrent une bonne heure à ramasser les milliers de mouches mortes à l’endroit où étaient apparus les chevaliers, et les truites de leur bassin firent un festin pendant plusieurs jours… ce fut bien là leur seul réconfort.

[Récit] Les truites de Gadestru

Fait directement suite à « Jacques et Simon Trévize », pour trancher la question de la corruption des truites.

Le père Sigille huma le fumet qui se dégageait de son assiette. Décidément, ce que le monastère avait perdu suite au départ des frères Trévize et de leurs gardes du corps, les truites l’avait gagné en chair et en parfum ! Au milieu des tintements des couverts du réfectoire, il écarta les quelques amandes effilées qui la recouvrait, puis commença à en ôter la peau croustillante, et saliva à l’idée de la chair tendre et rosée qu’il découvrit ainsi.

[Récit] Jormund et Béalf

Le soir ou Trévize, le célèbre armateur de Marienburg les avait fait convoquer, le capitaine leur avait dit, dans un soupir, de préparer leurs affaires et de ne rien laisser. La garde était toute leur vie depuis des années, et Jormund tout comme Béalf s’étaient inquiétés de se voir ainsi évincés. Le capitaine les avait rassurés en leur disant qu’ils restaient à la solde du Comte, mais qu’ils étaient détachés pour un temps indéterminés au service du riche marchand.

Ils avaient vite appris à être agacés par les deux jeunes bourgeois qu’ils devaient garder, et avaient accueilli avec joie la fin du voyage jusqu’au monastère de Gadestru. Le calme et la sérénité qui étaient à tous imposé ici leur fit le plus grand bien. Jormund n’avait jamais été très pieu… Ou plutôt, il n’y avait jamais mis les formes. Il n’allait pas dans les temples, ne révérait pas le clergé, et se tenait loin de toutes les manifestations, même s’il avait foi en Sigmar. Le monastère lui fit pourtant un plus grand bien qu’à Béalf, qui pour sa part était un fervent pratiquant. Béalf s’était rangé au rythme monastique : il priait, mangeait et dormait à l’identique des moines, mais ressentait souvent une certaine lassitude à cela. Jormund avait préféré mettre ses forces à disposition du potager. Il n’était pas moine, et bien qu’il se plia aux règles de vies, il ne comptait pas passer sa journée à prier et méditer. Il fit du bon travail, et personne n’eut quoi que ce soit à lui redire. C’est dans le labeur qu’il méditait : il passa des années heureuses. Loin de la ville, des cérémonies pompeuses, et des bourgeoises rieuses. À vrai dire, il envisageait de rompre sa garde à la fin de sa mission auprès de Trévize, et s’installer ici, si le monastère l’acceptait.


Béalf quant à lui se languissait de l’agitation citadine. La foi commençait à lui peser. Il voulait bien aller à la messe une fois par semaine, mais tout les jours, c’était lourd. Il s’y sentait pourtant obligé, et continuait d’aller prier en même temps que les moines, à toute heure de la journée. Cependant, il y trouvait un avantage : il se trouvait pratiquement toujours aux côtés de Simon et Jacques Trévize, et pouvait donc les surveiller à loisir. C’est ce qui le faisait tenir ce rythme infernal de prières journalières.

Lors du départ de Simon à la suite d’Ulfrik, les deux joueurs d’épée n’avaient pas hésité une seule seconde. Jormund à regrets, Béalf avec l’impatience de l’action imminente. Ils ne réussirent pas à convaincre Simon de faire demi-tour, celui-ce devenant hystérique à chaque fois que la chose était évoquée. Ils rattrapèrent bien vite le groupe hétéroclite d’Ulfrik, qui les attendait dans la forêt toute proche. Au détour d’un chêne, ils eurent la frayeur de leur vie en tombant nez-à-nez avec une créature monstrueuse, assise dans l’herbe douce d’une clairière. Elle était immonde, et se curait l’orifice nasal démesuré, où son poing en entier aurait pu entrer. Elle tourna ses petits yeux mauvais vers les quatre voyageurs, et se leva en grognant.
« Grut suffit !» Cria une voix grasse au loin. C’était Ulfrik. Il leur fit bon accueil, quoique moqueur, et accepta dans sa troupe Simon et son frère.

Jormund et Béalf étaient horrifiés de voir l’état d’insalubrité dans lequel étaient les chevaliers et leurs suivants. La vue des chairs nécrosées, adipeuses dont certaines zones grouillaient d’asticots faillit les faire vomir. Et pourtant, tous semblaient agir comme si de rien n’était : ils se tenaient en chevalier, cuisinaient, montaient la garde et se racontaient des blagues lors des veillées. Ulfrik leur permit de rester aux côtés de leurs protégés tant qu’ils n’essayaient pas de les enlever : les deux frères étaient là de leur plein gré, jurait-il, et Ulfrik ne tolèrerait pas que les deux hommes agissent à l’encontre de la volonté des membres de son groupe.

C’est ainsi qu’ils en vinrent à faire partie de la troupe errante. Ils la suivirent où qu’elle allait, et ils croisèrent Bertrand à de nombreuses reprises, qui était à chaque fois attristé de les avoir condamné à cette vie par sa seule venue au monastère. Jormund tenait le coup, après avoir appris à supporter l’odeur et à ne pas écraser les mouches qui venaient lui voler dans l’oreille. La première – et seule – fois où il avait écrasé une mouche, il avait faillit se faire embrocher par un des chevaliers bicéphale qui avait hurlé de chagrin en ressentant la mort de sa mouche préférée. Depuis il devait supporter les mouches. Et au final, il s’aperçut qu’à défaut d’être agréable, c’était plus pratique : il auraient dans le cas contraire été toujours en train d’en chasser.
Béalf devint fou. La vie monastique l’avait miné, et ce coup du sort, accueilli presque avec enthousiasme au moment de partir, se trouva être le coup de grâce. Il finit par boire au calice et rejoindre dans la déchéance Simon et Jacques.

Ce fut un coup rude pour Jormund qui se retrouva seul. Vraiment seul. Il refusait de partager leur repas, s’occupant lui-même de ses provision et de sa cuisine. Il n’avait plus personne à qui parler, et il regrettait de vouloir tenir ses engagements à surveiller et protéger les deux jeunes bourgeois. Il serait facile de les abandonner à leur sort. Ils étaient de toute façon perdus, et lui et Béalf avaient échoués à les protéger. Et pourtant, il continuait à veiller sur eux. Simon avait finit par basculer complètement dans la folie et se prenait pour une sorte de prophète. Il avait élevé des vers à partir d’un couple de lombrics empruntés à Messire Edmond, et se promenait désormais sur une parodie de palanquin, déplacé par la masse grouillante de ses plus fidèles fanatiques. La foule qui le portait n’avait pas d’esprit, juste un corps annelé formant un tube digestif à l’affut de ce que leur messie leur donnait à manger. Jormund avait déjà aperçut Simon prêcher à ses fidèles : accroupi au sol, il murmurait aux vers des inepties malsaines, soutenu avec véhémence par son frère qui improvisait des psaumes et des cantiques pathétiques. L’esprit de Béalf, qui s’était raccroché au seul élément de certitude qui lui restait, l’avait poussé à jouer à lui seul la milice armée fanatique de ce prophète, pourfendant de son épée gigantesque les oiseaux qui venaient picorer et faire des ravages parmi les rangs des fidèles. Plus d’un merle avait finit coupé en deux par ce zélé zélote pour avoir voulu engloutir un ver de terre dodu de la masse grouillante. Merle que le gras Édouard s’empressait de récupérer pour le diner du soir.