Lorsque leur père les envoya au monastère de Gadestru, ce fut plus par dépit que par foi convaincue. Il en avait marre de ses deux fils ignares et indignes. Il était un commerçant prospère, armateur de trois-mats et accessoirement usurier, pour le plaisir. Et ses deux fils, ne pensant qu’à s’amuser et à lui faire honte, étaient rebelles à toute son autorité et ses promesses en cas de bonne conduite. Cela en vint à un tel point que certain de ses clients se tournèrent vers la concurrence, ses fils ayant offensé par leur incorrection certains hauts et hautes de la société de Marienburg.
Il décida donc de faire contre bonne fortune bonne action, c’est-à-dire à ses yeux profitables, et les fit moines sigmarites. Il les confia aux bons soins d’un monastère à l’autre bout de l’Empire, et leur adjoignit les services de deux gardes du Comte que son influence et sa richesse avaient permis de recruter. Ceux-ci devaient les maintenir en vie durant le voyage, et faire preuve de foi en les accompagnant la quête monastique, tant pour veiller à ce qu’ils ne dégradent pas la vie du monastère par leur extravagance et s’accommodent celle-ci, que pour les garder en vie. Extravertis, dévergondés et malvenus, ils étaient tout de même ses deux uniques enfants, et il les aimait à sa façon.
Étrangement, la vie et la sobriété monastique ne leur paru pas problématique. Ils la supportaient et pratiquaient la prière, le labeur et le chant sans broncher. Mais ils mirent au point un petit jeu, parallèle à cette vie, qui lui donnait un petit plus appréciable. Simon s’était auto-proclamé, en secret, prophète, et Jaques jouait à être son plus fervent adepte. Aucun des deux, évidement, n’y croyait, il s’agissait plus d’un jeu de rôle qu’autre chose. Ils se lançaient des défis secrets, et mettaient à leur insu à contribution les moines : combien Simon réussirait-il à convaincre de le suivre pour une activité incongrue, combien s’outreraient d’un comportement étrange et malvenu qu’il aurait en tant que prophète… Ce jeu dura des années, à l’insu de tous, même Jormund et Béalf, leurs gardes du corps, qui s’étaient plongés dans une profonde foi méditatique durant ces années passées à Gadestru. Leur mission de gardes étant assez peu sollicitée, ils en avaient profité pour faire repentance. Cette situation dura des années. Tout au long de leur vie monastique, en fait. Et peu à peu, les frères Trévizes étaient tellement impliqués dans leur seconde vie qu’il leur arrivait que leur rôle prenne le pas sur leur vraie personnalité. Sans conséquence, si ce n’est quelques instants de grande solitude quand une phrase malvenue sortait par mégarde à la réunion du Chapitre…
Un beau soir d’été, tout le monastère priait dans la chapelle, comme à son habitude, au son des volées cloches. Dans la chaleur sèche de l’été, les moustiques prospéraient, et leur bourdonnement agaçait plus d’un moine. Vint la fin de la séance, mais les cloches ne cessèrent pas pour autant de sonner. Ou plutôt, celles de la messe se turent, mais celles du portail battait fort. On alla ouvrir, et devant les moines se tenait un chevalier étranger, en armure complète, l’air épuisé et hagard. Il demanda l’hospitalité pour la nuit, et se présenta comme Sire Bertrand de la Fontaine, issu du Royaume de Bretonnie. Les guerres de religions n’étaient pas à l’ordre du jour, et le monastère fit bon accueil à ce voyageur dans la détresse. Ils l’écoutèrent raconter ses exploits et hauts faits pendant le repas, puis, lorsque vint l’heure d’aller rejoindre leurs couches austères, un petit cercle de moines, Simon, Jacques et leurs deux gardes du corps restèrent avec Sire Bertrand au coin du feu, et celui-ci entama le récit de ses récentes années, qu’il avait par décence occultées pendant le souper. Il narrât à son petit auditoire la chute de Castel-Graal qui avait fait suite à l’arrivée d’Ulfrik. La quête du Graal lancée par celui-ci, puis leur retour désastreux, corrompus et maudits par ce faux graal, le calice nommé la Pourvoyeuse. Quiconque y buvait sentait la vitalité venir en lui comme jamais… mais ne pouvait bientôt plus boire autre chose que l’eau qui en coulait, car ils en devenait dépendants. Et ceux qui, par malheur, ne réussissaient pas à s’en abreuver finissaient par dépérir bien vite, libérant un flot de bactéries et de plancton terrestre de leur corps en putréfaction. Cette addiction avait mené à des rixes infernales, les villageois désespérés étant prêts à tout pour une seule goutte. Castel-Graal avait fini en ruine, la plupart des habitants morts, les mourants bouffis et cannibales. Bertrand, fut le seul ayant refusé de boire au calice d’Ulfrik, par fierté : en son domaine jaillissait une source d’eau pure, d’où il tirait son nom, et elle avait depuis toujours constitué l’unique boisson des chevaliers de la maison de la Fontaine. Il fut donc le seul à ne pas être touché par la malédiction, et jura de se venger d’Ulfrik et de sa suite pourrissante. Et depuis ce jour, ils se pourchassaient l’un l’autre, l’un par désir de justice et vengeance, l’autre par jeu et moquerie.
Le feu était presque éteint lorsque les cloches sonnèrent de nouveau. Les moines avaient passé la première partie de sommeil à l’écouter, mais ils devaient maintenant aller prier. Ils prirent congé de Bertrand, lui souhaitant une bonne nuit. Celui-ci, en s’installant dans le lit qu’on lui avait attribué, espérait de tout cœur ne pas avoir attiré le malheur sur le monastère.
À la sortie de la messe, Simon et Jacques trainèrent un peu dehors, dans l’air encore tiède et bourdonnant de l’été. Ils discutaient de ce chevalier, ponctuant leurs phrases par le bruit sec d’une mouche ou d’un moustique écrasé. Avec la haleur, ils étaient de plus en plus nombreux, mais ce soir en particulier. Les mouches étaient bien grasses, de la sorte qu’on trouve sur la viande au bout de quelques jours. Simon suggéra qu’il y avait peut-être un animal mort dans l’enceinte, et ils se mirent à le chercher. Au détour du cellier, ils trouvèrent autre chose. Une troupe de cavaliers, entourée de bourdonnantes bestioles, était en train de se matérialiser sous leurs yeux hébétés et dégoûtés.
Ulfrik à leur tête, rit de leur air bête, et leur tint en guise d’accueil ce discours : « Tiens, voilà deux grandes et fières âmes qui à la vue de quelques vers se pâment ! Sont-ce donc là les moines qui des viles tâches se dédouanent ? Toi, le grand, tu me sembles important », le flagorna-t-il moqueur « mène moi donc à Bertrand. »
L’instinct de Simon, altéré par ses années passées à jouer le prophète, lui fit répondre ainsi, bien malgré lui : « Vil mouchard, devant toi se tient Simon, qui dans ses rêves t’a aperçu en vision. Nullement surpris par ton arrivée je ne suis, et si je me tiens ici, c’est pour t’accueillir comme il se doit, Ô pourri. Tu ne souilleras point l’eau de notre puit, et d’ici tu repartiras sans tarder ! »
Ulfrik sourit, et du tac au tac lui répondit : « Tu me sembles bien présomptueux petit, et tes visions que tu dis me sembles bien factices, mais tu es beau parleur, et tu m’amuses, viens donc boire à mon calice ! » Sur ces paroles d’un air complice, un nuage de mouche se dirigea vers les deux frères. Jacques hurla, pris de peur panique, et se raccrocha derrière son frère seul rempart qu’il voyait à proximité. Les insectes, par milliers, sinon par millions, vinrent buter contre leur dos, et sous la force du nombre, les firent peu à peu avancer vers Ulfrik qui leur tendait la Pourvoyeuse. Simon, paniqué également, et son esprit vidé par là même de toute velléité, pris de ses mains le calice et d’une traite le vida. Jacques était tombé dans les pommes, aussi y échappa-t-il ce soir-là.
Bertrand fut réveillé par un pressentiment, et se rua, en robe de chambre et lame au clair, vers le cellier bourdonnant. Il arriva trop tard pour sauver les deux moines : l’un était allongé au sol, l’autre buvait à jusqu’à la lie le gobelet maudit. Il hurla de rage, et chargea son rival ennemi, qui en le voyant arriver feint la surprise : « Oh, Bertrand, toi ici ? Jamais je ne m’y serait attendu ! Tu es en retard, comme d’habitude, mon cher. Et en plus, tu as du renfort ? »
En effet à ses cris, Jormund et Béalf avaient accouru. Trop tard, malheureusement. Ils se précipitèrent vers leurs deux protégés, et les trainèrent tant bien que mal loin de ses cavaliers odieux.
Ulfrik s’adressa à nouveau à Bertrand, et d’un air narquois lui susurra ceci : « Mon cher ami, ne vois-tu point que le repos t’es interdit ? Partout où tu te traines, je te suis, et tu apportes autant que moi le malheurs où tu vas. Je suis magnanime pour cette fois, et te laisse une chance : quitte ce monastère séance tenante, et je ne toucherai à personne d’autre ici. »
Pris au piège, menacé et sous la pression, Bertrand s’exécuta. Il sella sa monture, qui rechigna de ne pouvoir se reposer plus longtemps, plia ses maigres bagages, et après avoir revêtu sa tenue de combat, pris la route et s’en alla. En passant le portail, il écrasa une larme sur sa joue : sa tunique sentait le savon. Les moines la lui avaient lavée… Cela faisait des mois qu’il n’avait pas porté un habit propre.
Ulfrik tint parole, et suivit Bertrand par le portail. Mais sa trace était toujours présente, et au matin, les moines vient Simon prendre la route. L’appel de la Pourvoyeuse se faisait déjà sentir, et il était attiré par elle. Jacques lui courut après, son baluchon à l’épaule, suivit de Jormund et Béalf, qui étaient toujours investis de leur mission de garde du corps.
Les moines les regardèrent tristement s’en aller, et la journée fut morose au monastère. Il passèrent une bonne heure à ramasser les milliers de mouches mortes à l’endroit où étaient apparus les chevaliers, et les truites de leur bassin firent un festin pendant plusieurs jours… ce fut bien là leur seul réconfort.