Cela avait commencé par des rumeurs. De simples racontars de paysans et de gueux auxquels ni Ulfrik ni les chevaliers qui le suivaient n’avaient prêté attention. Leurs suivants de moins noble stature et d’éducation limitée, par contre, avaient multiplié les prières dès les premiers soupçons.
Le Lac aux Papillons et ses terribles habitants avaient fait parler d’eux bien au-delà des frontières de leur forêt.
Puis, un chevalier de Brionne se lança dans une quête pour les éradiquer. On découvrit son cadavre mutilé et exsangue dans une bourgade proche de l’étang. Ce jour-là, Ulfrik eut un mauvais pressentiment. Et si des années de sorcellerie plus ou moins empirique lui avaient bien appris une chose, c’est qu’en matière de magie, les pressentiments et toute autre forme d’intuition n’étaient pas à prendre à la légère.
Puis au bout de quelques longs mois, les rumeurs cessèrent brutalement. Plus d’enlèvements, plus de macabs exsangues trouvés au détour d’un chemin, plus rien. Les villages en liesse fêtèrent dignement la fin d’une période de terreur, et aucun évènement malheureux ne vint perturber leur légèreté. C’est à ce moment-là qu’Ulkrik commença à être effrayé pour de bon. Pas parce que des tueries avaient cessé non loin de là, mais pour ce que cela voulait dire. Le mal ne disparaît pas d’un claquement de doigts ni sans raison. Il en savait quelque chose. Si les tueries avaient cessé, c’est parce que ce qui les perpétrait était parti ailleurs. Et Ulfrik sentait que quoi que cela soit, cela venait à Violecée-la-Plaine. Il en était convaincu. Intimement convaincu.
Il ordonna sur-le-champ d’inspecter les maigres défenses mises en place par sa communauté et de les améliorer immédiatement du mieux possible. Devant l’inquiétude de leur seigneur, les membres de la communauté ne discutèrent pas un ordre bien plus direct que ceux auxquels ils avaient été habitués jusque là. Ulfrik s’enferma pour le reste de la journée dans la bibliothèque, comme il le faisait à chaque moment de crise. Il y trouvait sérénité et apaisement, nécessaires à sa médiation. Féru de lecture, il trouvait bien souvent la solution à ses problèmes en feuilletant un ouvrage au hasard.
Les maigres barricades, qui servaient plus à délimiter l’espace commun de l’espace extérieur, furent renforcées de pieux, de rocs et de débris de maçonnerie. On vérifia la stabilité des quelques miradors bricolés sur les seconds étages des habitats toujours à l’état de ruine, et on piégea la zone avec des méthodes rudimentaires, mais toujours efficaces. Pièges à ours, fosses et pieux enterrés… à la fin de la journée, quelques petites surprises attendaient d’éventuels visiteurs aux endroits stratégiques.
C’est le lendemain qu’ils arrivèrent. Les pressentiments d’Ulfrik s’étaient faits de plus en plus précis, et pressants. Il avait eu la nuit des rêves éveillés d’une clarté qui le laissait encore tremblant. À l’aurore, il avait quitté sa retraite au milieu des ouvrages anciens, de la poussière et des chandelles de suif pour aller se placer à l’entrée nord du village. Il s’assit sur un tonneau éventré qui gisait là, et se mit à attendre.
Quelques-uns de ses fidèles les plus matinaux l’avaient rejoint en silence. Une tension palpable planait au-dessus du hameau. Les plus modestes de la communauté avaient cessé leurs activités, et, le corps agité de tics nerveux, sursautaient au moindre croassement de corbeau, et à la moindre herbe soufflée par le vent.
Des bruits de sabot se firent entendre. Ils provenaient de la forêt toute proche, en direction du sentier. Sans être particulièrement bruyants, nul ne pouvait douter que les choses approchantes n’essayaient pas d’être discrètes. Un hennissement retentit, suivit par deux autres. À travers la brume matinale, ils aperçurent une poignée de cavaliers. Des chevaliers du Royaume de Louen Cœur de Lion. Sept, pour être exact. Non, six. Le septième avançait sur un étrange chariot à voile. En l’absence de vent, un de ses compagnons avait attelé cette étrange chose à sa monture, qui visiblement peinait à suivre le rythme des autres équidés.
La troupe approchant ne semblait pas menaçante, mais un curieux sentiment se dégageait de celle-ci. Les compagnons d’Ulfrik oscillaient entre malaise et soulagement, sans qu’aucun ne puisse dire pourquoi.
Un des chevaliers qui attendait avec le sorcier de Violecée-la-Plaine eut un hoquet de surprise. « Monseigneur… à moins que mes yeux ne me trompent, ou que ma mémoire ne me fasse défaut, à la vue de ces armoiries si particulière, je peux vous affirmer que je connais au moins une des personnes approchant, il s’agit de Messire Jolinard, un des proches du Duc Grégoire ! »
À cette annoncent tous se raidirent. Si les chevaliers du Royaume de Bretonnie entraient dans Violecée, il fallait s’attendre à un combat féroce.
Ulfrik ne s’émut pas de cette remarque, et en grogna entre ses dents : « laissez-les entrer. »
Lorsque les chevaliers atteignirent les barricades, ils ne firent pas mine de s’arrêter, et poursuivirent leur chemin jusqu’à la place centrale. Les yeux ébahis, les habitants du village les regardèrent passer : croulants, malades à en crever, certains infestés de bubons et de mouches, ils faisaient pitié à voir, mais aucun ne doutaient qu’il ne s’agissait pas d’ennemis, mais bien de leurs alter ego.
L’un des chevaliers stoppa sa monture en face d’Ulfrik. C’était celui avec la plus haute stature, et une aura fondamentalement malsaine irradiait de son corps. Lorsqu’il ouvrit la bouche, tous eurent le sang glacé au timbre de la voix, qui n’avait rien d’humain.
« Où logerons-nous ? » demanda-t-il d’une voix aussi stridente que basse, aussi grave qu’aiguë.
Ulfrik leva les yeux et soutint son regard perçant.
« Vous n’êtes pas les bienvenus ici. Toi, du moins. Va-t’en, démon. »
Le chevalier eut un gloussement, et répondit dans un sifflement méprisant :
« Nous n’avons fait que suivre ton invitation. Je pourrais presque te considérer comme mon père en ce monde ».
« Bien à mon insu. Vous n’êtes pas les bienvenus ici. Vous logerez en dehors de l’enceinte du village. Il y a une masure délabrée de bûcheron, à quelques dizaines de mètres. Vous avez dû la croiser en arrivant. »
Le chevalier possédé par le démon sourit de toutes ses dents. Briser Ulfrik allait être un jeu amusant. Puis il prendrait le commandement de cette troupe de bric et de broc. Il laissait son imagination vagabonder parmi les possibilités que cela lui offrirait pendant quelques instants, puis fit demi-tour et partit en direction de la bâtisse en ruine. Ses compagnons firent de même sans qu’aucune parole n’ait été échangée, ce qui en laissait supposer long de l’emprise qu’avait sur eux le Démon du Lac aux Papillons.