[Récit] Sire Daniel de Valperdu

Sire Daniel fut un enfant difficile à gérer pour ses nobles parents. Lorsque ses précepteurs tentaient de lui apprendre les rudiments de la culture que doit posséder un aristocrate du château, lui ne pensait qu’à s’enfuir jouer avec les bêtes et les insectes. Sauterelles, chiens, chats lui étaient meilleurs compagnons que professeurs de chant, d’armes et de verbe. Un jour il s’enfuit du château et disparut pendant une semaine entière. On le retrouva lors dune ultime battue dans les bois entourant la bourgade, et il s’avéra qu’il s’était trouvé une harde de chevreuils comme nouvelle famille.

On le ramena durement à sa vie de châtelain, et il fut depuis lors étroitement surveillé et enfermé afin que ce genre d’incidents ne survienne plus. Il se mit alors à étudier avec assiduité, un peu à contrecœur, mais motivé par les promesses de sortie en cas de progrès rapide.

Lorsqu’il fut adoubé, et libre de ses faits et gestes, il fonda un recueil pour animaux abandonnés, et trainait derrière lui en permanence une ribambelle de bestioles. Sa nouvelle allégeance ne changea pas grand-chose à cet état de fait, bien que peu à peu Grand-Père lui envoya de nouveaux amis dont il devait prendre soin, et c’est ainsi que Jarvis, Nestor et Alfred devinrent ses trois nurglings-écuyers, chouchoutés parmi tous les protégés du chevalier aux bêtes.

[Récit] Ulfrik

Ulfrik ne savait plus où il était né. Il se souvenait d’avoir de tout temps voyagé, que ce soit avec ses parents, puis avec une troupe de cirque errant de villes en ville au sein de l’Empire. Plus tard il n’avait jamais réussi à se fixer, et était resté vagabond, tout le temps sur la route. Cette existence lui avait fait faire de nombreuses rencontres, dont celle d’un magicien renégat. Celui-ci avait perçu du potentiel chez Ulfrik, et ils s’étaient liés d’amitié. Le mage avait choisi d’en faire son disciple successeur, car sa vie avait été riche, et il ne souhaitait pas que son œuvre se perde. Il avait été jadis étudié les secrets de Ghyran au Collège de Jade, mais il n’avait jamais été en phase avec les dogmes des Collèges, son esprit ayant besoin de plus de liberté et de plus grands horizons. Il avait rendu son bâton, et suivi sa propre voie.

Il avait après de nombreuses années de recherche établi l’existence des Sept Calices d’Abondance. Chacun d’entre eux avait un pouvoir spécifique, qui permettait de soulager un des maux de l’existence physique. Il n’avait jamais pu réussir à en trouver un, mais il avait eu des indices. Tout son savoir, et son amour de la vie, il l’avait transmis à Ulfrik. Et celui-ci était reconnaissant de cette confiance, et des enseignements du mage lui ayant permis lui-même de maîtriser une fraction du Warp. Il n’était pas un surdoué, il n’avait pas des pouvoirs hors du commun, mais il avait un discernement gagné grâce à ses voyages incessants qui faisait de lui un sorcier à ne pas négliger. Car si ses pouvoirs n’étaient pas impressionnants, il savait les utiliser à bon escient, avec pragmatisme et avec inventivité.

C’est ainsi qu’Ulfrik se mit à son tour en quête des Calices, tant par conviction que pour poursuivre la tâche de son mentor. Toutefois, tous deux n’avaient pas eu la même éducation : malgré l’étroitesse imposée par le carcan du Collège, et qui ne lui convenait pas, son aîné avait eu un esprit éduqué à la morale et avait appris à avoir une certaine humilité. Ulfrik, quant à lui, ayant toujours été sur les routes, avait développé un pragmatisme à toute épreuve, et son paysage mental avait été orienté dans la recherche du profitable à sa propre personne. Non pas par égoïsme, mais par nécessité : il devait survivre, et dans les périodes les moins reluisantes de son existence, tout était bon pour y parvenir. Néanmoins, cela avait conduit à faire de lui quelqu’un d’assez égocentrique, et il voyait toujours autrui au spectre de l’utilité qu’il pourrait avoir à ses yeux. Ajouté à cela une bonne dose d’ambition, et un certain orgueil, et Ulfrik, tout en étant quelqu’un d’agréable et avenant, n’était jamais tout à fait sincère, et chercherai à vous utiliser à ses fins, ou vous oublierai vite.

Cela ne fit pas défaut à Castel-Graal. En fait, sa venue même était préméditée : il avait réussi à déterminer l’emplacement exact d’un des Calices, mais il savait qu’il ne pourrait pas l’atteindre seul. Il se rendit donc dans cette bourgade connue des légendes pour être le lieu où aurait été ciselé le Saint Graal. Il se fit bien vite accepter à la cour, car il savait conter à merveille, les embellissant en distillant grâce à des sortilèges minuscules et inoffensifs des poussées émotives chez ses auditeurs. Et le résultat était terriblement efficace pour quelque chose d’aussi simple : chacun semblait vivre les contes comme s’ils avaient été présents. Rapidement, le Jour d’Ulfrik fut instauré à la cour de Castel-Graal : à la fin de cette journée, le conteur était installé dans le Grand Hall du château, et quiconque, noble comme paysan, pouvait mettre ses activités en pause pour venir l’écouter.

Profitant de cette situation privilégiée qu’il s’était aménagée, Ulfrik commença à approcher Sire Énieul du Chêne, et à orienter mine de rien le thème de ses contes vers le Saint Graal.

Jusqu’au jour où, après avoir fini son histoire et être retourné dans son logement de fonction, Sire Énieul vint le trouver pour le questionner plus avant. Le poisson ferré, Ulfrik n’eut plus grand-chose à faire : il lui suffisait de raconter à ce châtelain crédule ce qu’il voulait entendre, et en quelques semaines, il été décidé de monter une expédition vers cette grotte dont parlait Ulfrik lors de certaines de ses veillées.

Tout au long du périple, Ulfrik tint lieu de conseiller à Énieul, et son emprise sur lui, égoïste, mais sans malice, se fit de plus en plus importante : Ulfrik ne voulait surtout pas que le chevalier, une fois les yeux rivés sur la coupe, lui interdise de la toucher. Il fallait à la fois gagner sa confiance, et avoir un ascendant sur lui. Ce qu’il réussit tant bien que mal. La seule vraie fourberie d’Ulfrik fut d’attirer le petit groupe d’ogres vagabonds qui allaient décimer l’équipée. Il n’avait pas prévu qu’ils seraient autant à chevaucher ensemble, et cela n’allait pas vraiment selon ses plans. Il n’avait pris aucun plaisir à cette trahison, car il répugnait à tuer… mais son ambition avait pris le pas, et, au fond, il n’avait pas vraiment tué ces gens. Au fond, s’ils avaient été plus vigilants, ils auraient aperçu les ogres de loin. N’est-ce pas ?

Ce fut lors de la découverte de la Pourvoyeuse qu’Ulfrik perdit la raison. Ou plutôt, que son amour de la vie, enseigné par son mentor, avait atteint un nouveau stade dans son esprit. Car les buvant l’eau du Calice, le Père des Pestes lui avait montré ces millions de vies qu’il ignorait jusqu’alors. Peu à peu, il en vint à préférer la prolifération de petites cellules de vie à la survie de grands organismes gourmands en matière organique. Il lui arrivait alors tuer, non pas par plaisir, mais dans le but de redistribuer la matière de ces corps à des millions de nouvelles petites vies.

Toutefois, une part de son esprit gardait en tête les préceptes et avertissements fondamentaux qu’il avait reçus en même temps que son éducation magique. Il avait reconnu là l’influence d’une des quatre Puissances de la Ruine, et essayait de lutter contre elle. Mais l’esprit d’Ulfrik avait été construit d’une telle façon qu’il lui était impossible de rejeter les arguments de Grand-Père, car lui-même aurait pu avoir les mêmes propos, bien qu’animé de tout autre sentiment.

Après la ruine de Castel-Graal, Ulfrik fut perdu à jamais, car pratiquement la totalité de son esprit avait cédé la place à cette foi nouvelle éveillée en lui avec le Calice d’Abondance. Il s’était d’ailleurs rapidement rendu compte de la duperie de ceux-ci, ou plutôt, du manque de prudence et de discernement dont son mentor et lui-même avaient pu faire preuve à leur propos. Le seul moyen qu’il avait trouvé de combattre cette folie qui s’était emparée de lui était de se raccrocher au premier élément de son ancien moi qu’il rencontra après sa défaite intérieure : Sire Bertrand de la Fontaine. Son fil d’Ariane et se némésis à la fois. En se raccrochant à ce chevalier, il gardait un souvenir de pourquoi il devait lutter contre ce qui s’était emparé de lui, mais sans rien pouvoir faire d’autre que se souvenir. En contrepartie, la majorité de sa conscience s’amusait de ce lien, et la partie d’Ulfrik voué au Père des Pestes se gaussait de la souffrance qu’il causait à la fois à Sire Bertrand en dévastant les villages humains pour les remplacer par d’innombrables formes de vie, et à la fois à son ancien-moi en faisant souffrir sa seule lueur d’espoir : ce même Sire Bertrand.

[Récit] Sire Bertrand de la Fontaine

À en en croire le clocher du village qui battait la mesure, il devait être aux alentours de dix heures. Le jour s’était levé sur une brume légère, vite dissipée par les premiers rayons de soleil. Bertrand soupira de soulagement : si les cloches sonnaient, les habitants du village vivaient. Ne voyant personne dans les champs, il avait craint le pire, mais il se rappelait maintenant que l’on était le jour du Cochon, une fête populaire célébrée dans cette région du royaume… les villageois étaient probablement rassemblés quelque part pour l’évènement. Et pourtant… il n’arrivait pas à se défaire d’un mauvais pressentiment. Allons, pensa-t-il, amer, cela fait maintenant deux ans que mon esprit est pétri de mauvais pressentiments. Je devrais m’y être habitué…

Deux ans déjà qu’il avait incendié Castel-Graal pour purifier le lieu. Deux ans que sa bourgade avait été anéantie. Deux ans qu’il poursuivait inlassablement cet Ulfrik et les restes de la chevalerie castelgralloise.

D’une pression des hanches, il fit avancer Vaillant, son nouveau destrier. Son prédécesseur s’était métamorphosé en tas de larves immondes lors de sa dernière rencontre avec la troupe des Lépreux Chevaliers. Les sabots claquèrent contre les quelques pavés disposés à l’entrée du village pour faire bonne figure, puis le son s’atténua lorsqu’ils retrouvèrent le sol légèrement meuble de terre tassée, soulevant de petites volutes de poussière scintillant dans le soleil. Il n’entendait pas un bruit, et ses mauvaises pensées revinrent à la charge. Même le jour du Cochon, il n’était pas courant de ne voir personne dans les rues. Il se dirigea vers le clocher, en empruntant une petite ruelle agréable. Ses habitants devaient s’être mis d’accord pour améliorer leur ordinaire, puisque le sol était pavé grossièrement, et à chaque fenêtre de petites jardinières contenaient fleurs et plantes aromatiques : thym, ciboulette et menthe embaumaient l’air avec fraîcheur.

Bertrand tenta de regarder à travers les fenêtres sans vitre, mais la plupart d’entre elles avaient les volets encore clos de la nuit. Les rares ouvertes ne lui apprirent rien : elles ne lui offraient que des scènes relativement banales de la vie quotidienne. Un peu de vaisselle sale par-ci par-là, quelques fleurs des champs à demi-fanée dans un vase…

Les cloches retentirent de plus belle, et il lui sembla entendre une ovation. Se détournant des maisons mitoyennes qui formaient la ruelle, il continua son chemin. Ces cloches ne s’arrêteraient donc jamais ? Leur incessant carillon mettait mal à l’aise le paladin. Même les messes célébrant Gilles le Bretons ne présentaient pas de volées de cloches aussi persévérantes…

Il arriva enfin devant le clocher. Il était rattaché à une sorte de petite abbaye basse, mais étendue, qui flanquait une placette fort charmante. S’il était venu pour une autre raison que celle l’y ayant poussé, Bertrand aurait probablement trouvé le bourg tout à fait agréable.

Il descendit de sa monture et attacha Vaillant à la rambarde du petit escalier. C’était une brave bête, mais il lui arrivait un peu trop souvent de vouloir aller brouter, et il lui était déjà arrivé de le retrouver à une bonne centaine de mètres de l’endroit où il l’avait laissé. Depuis cet incident, il avait pris l’habitude de toujours l’attacher avec un licol quand il le laissait.

Pour se donner de la contenance et du courage, il vérifia que sa lance était toujours bien harnachée au caparaçon de son destrier, ôta la sûreté de sa lame au fourreau, et vérifia qu’elle coulissait bien. Depuis deux ans, il avait appris à toujours redouter le pire. Et il avait appris à avoir peur. Il avait cessé de laisser ses instincts de chevalier dicter sa conduite, et accueillait peur et angoisse avec la bienveillance de la nécessité. Il monta la volée de marche en pierres usées, et poussa les battants de la porte après avoir toqué sans réponse. Il percevait un brouhaha derrière, et se dit qu’on ne l’avait probablement pas entendu.

La salle était grande. Ce fut la première chose qu’il remarqua. La salle était vide, et cela était la seconde. Les villageois auraient dû se trouver ici, pourtant. Il entra dans la grande pièce voûtée, et se dirigea vers une petite porte sur un côté. Si ses souvenirs architecturaux étaient bons, cette porte menait généralement au clocher. Après l’avoir ouverte, il grimpa les cinq premières marches, souffla, puis poursuivi les trente-sept suivantes en pestant intérieurement. On n’avait pas idée de construire des escaliers avec ce nombre de marches ! Il parvint en haut, non sans difficulté, car son armure le gênait et pesait l’équivalent de son propre poids. Il avait bien vite retiré son cimier pour aspirer goulûment des bouffées d’air frais bienvenues.

C’est une fois en haut, et en regardant la cloche que son cœur se serra.

Il s’était attendu à trouver un sonneur enthousiaste. Mais le sonneur qu’il découvrit était tout autre. Il s’agissait des corps mutilés, mais encore vivants de vingt cochons, liés les uns aux autres, servant de contrepoids aux cloches, et qui les faisaient tinter avec vigueur tant ils se tortillaient et se débattaient, rendus fous de douleur, et rendus muets : leurs cordes vocales avaient probablement été tranchées. Bertrand failli vomir à la vue de ce spectacle ignoble, et s’empressa le couper les cordes. Les cochons chutèrent sur une dizaine de mètres. Au moins, pensa Bertrand, ils ne souffraient plus, maintenant.

Il avait trouvé les cochons du jour du Cochon. Et au lieu de rôtir devant un bon feu, ils avaient sonné les cloches en agonisant pendant peut-être des heures. Désillusionné, Bertrand savait à quoi s’attendre, maintenant. Il s’approcha de la petite fenêtre du clocher, celle s’ouvrant sur la cour intérieure de l’abbaye. Il y vit un charnier, et un nuage de mouches se repaissant des corps suintants. Et derrière ce carnage, adossés au mur du fond du cloître, Ulfrik et sa troupe le regardaient, narquois, tandis que leurs silhouettes devenait plus floues. Ils disparurent, transportés ailleurs par un sortilège du sorcier. Mais les mouches étaient restées, et commençaient déjà à pondre leurs millions d’œufs dans cet éden à leurs yeux. Bientôt, il y aurait des naissances à Bourg-la-Grange. Beaucoup de naissances.

Le cœur en peine et l’âme en lambeaux, Sire Bertrand pris son courage à deux mains, et descendit dans la cour. Il devait récupérer l’indice qu’Ulfrik lui avait laissé sur sa prochaine destination. Maudit soit-il, lui et son jeu macabre.

[Récit] Le Regard

Ulfrik releva la tête vers le clocher quand il entendit un bruit sourd. Son hypersensibilité aux êtres vivants lui indiquait que les cochons étaient morts. Ce cher Bertrand devait être arrivé, enfin. Il vit un mouvement vers la fenêtre, et le chevalier apparu. Il ne portait pas son heaume, et leurs regards se croisèrent. Le visage d’Ulfrik se fendit d’un sourire narquois.

Mais au fond de lui, une petite étincelle de conscience se réveilla. C’était tout ce qu’il restait de l’Ulfrik d’avant. Ulfrik le conteur égoïste et ambitieux, mais doté d’un bon fond.

« Bertrand ! Bertrand… Je suis désolé »