[Récit] La Chute de Castel-Graal

Castel-Graal était autrefois connu dans l’ensemble de la Bretonie pour la légende voulant que la ville soit très liée à l’histoire du Saint Graal, et ce datant des jours d’avant Gilles le Breton. En fait, Castel-Graal a été bâtie sur un lieu mystique qui aurait été le lieu de confection de l’Objet ultime des Quêtes Bretoniennes. Les âges ont passé, et la légende a perduré, faisant le jeu de certains commerçants peu honnêtes ayant fait leur beurre en vendant des souvenirs, fausses reliques, et autres bibelots pour duper les chalands.

Toujours est-il que la réputation de la ville n’en a pas pâti, bien au contraire, et il était devenu un jeu pour tout noble, nobliau, ou gentilhomme, bref, tout le monde capable de voyager, de rapporter chez lui une des fausses reliques de Castel-Graal.

Les châtelains, bien que réfractaires à ce qu’ils considéraient comme une insanité, ne firent rien pour enrayer ce commerce douteux : il fallait bien pouvoir acheter les armes et armures de leurs troupes, et, surtout, financer certaines expéditions coûteuses montées en vue de ramener le Graal en son prétendu lieu de conception : pour une si noble affaire, quelques entorses pouvaient bien être tolérées.
C’est dans ce climat cédant, lentement mais sûrement, à toutes les dérives et saintes magouilles, que vint un étranger vagabond, du nom d’Ulfrik. Il prétendait avoir tellement voyagé qu’il ne connaissait plus son lieu de naissance, mais qu’il était bon conteur, et saurait égayer les veillées du château en narrant ses innombrables aventures. Et bon conteur il était assurément, ses histoires et ses aventures faisant tant d’émules que « Le Jour d’Ulfrik » fut instauré au château de Castel-Graal : toutes les activités étaient suspendues, et le conteur prenait place dans le Grand Hall pour que tous puissent entendre une nouvelle histoire merveilleuse.

Insidieusement, Ulfrik vint à suggérer, par non-dits et demi-révélations, qu’il avait eu vent d’une grotte, à l’est des Montagnes du Bord du Monde, où pourrait se trouver le Saint Graal. Cela finit par intéresser fortement Sire Énieul du Chêne, le châtelain-régent de la ville, et les deux hommes en vinrent à passer de plus en plus de temps ensemble, et on voyait souvent Ulfrik susurrer avec un air entendu à l’oreille de Sire Énieul, qui hochait la tête, le regard perdu dans le vague.

L’état de la ville ne faisait qu’empirer, les commerçants encouragés à faire monter la ferveur adoratrice, écouler toujours plus de verroteries sans ennuis en échange d’un bon pourcentage de leurs recettes. Ils aidèrent également à colporter ragots, rumeurs et ouï-dire à propos du retour prochain du Saint-Graal, enfin localisé, à Castel-Graal. Au château, on s’activait comme dans une ruche, et bientôt, le départ fut annoncé, de la Dernière Quête du Graal, menée par Sire Énieul du Chêne, une trentaine de ses meilleurs chevaliers, et, au grand dam de tous, d’Ulfrik. Le conteur allait leur manquer, pour sûr, mais sa présence était indispensable à la réussite de l’expédition.

Il se passa de longs mois, puis de longues années, après le départ de Sire Énieul, et son jeune Neveu, Bertrand de la Fontaine, avait pris les rênes de la ville. Pur et pieux dans son âme, digne chevalier de la nation de Gilles, il entreprit de purger la ville de la corruption, petit à petit, et les choses revinrent plus ou moins à la normale. C’est-à-dire avant l’arrivée d’Ulfrik : le commerce de saintes breloques florissant toujours, mais il était plus encouragé, et toléré dans la limite du raisonnable.

Puis une rumeur parvint, depuis les terres du Nord, d’une troupe étrange, ramenant une coupe en triomphe. On la disait Bretonienne, cette troupe, mais elle n’inspirait pas le même sentiment de noblesse et de piété un peu naïve qu’on aurait pu l’imaginer.
Quelques semaines plus tard, on entendit distinctement le clairon d’Édouard, le page d’Énieul, résonner depuis les collines avoisinant Castel-Graal.
L’expédition était de retour.

Ils semblaient en assez pitoyable état, et ils étaient accompagnés d’une créature massive qui inquiétait la plèbe. On prétendait que c’était un ogre, mais personne n’en ayant jamais vu, nul ne pouvait l’affirmer. Les héros furent malgré tout bien accueillis, car ils ramenaient en effet une fort belle coupe, qui s’il n’avait put encore être attesté qu’il s’agissait bien du Saint Graal, valaient de toute façon la peine d’être parti si longtemps : quelques lapées d’une eau revigorante était toujours présente au fond pour celui qui souhaitait s’y abreuver.
La coupe fut placée dans un autel dressé en son honneur, gardé en continu, au milieu de la Grand-Place, et tout citoyen qui souhaitait s’y abreuver en avait le droit.

Des experts venus de toute la Bretonnie vinrent essayer de déterminer s’il s’agissait bien du Saint Graal, et au bout de longs mois de débats, on ne put en conclure avec certitude qu’il s’agissait bien de l’Antique Gobelet. Baptiste le Sévère, érudit adulé, proclama la phrase qui mit fin au débat : « S’il s’était bien agît du Saint Graal, nous n’aurions même pas eu besoin d’imaginer avoir besoin de l’expertiser. » Il y eut une pointe de déception, mais de courte durée, car la coupe, qui fut nommée la Pourvoyeuse, comblait la bourgade de ses bienfaits.

Tous vinrent y boire, certains avec plus d’avidité que d’autres. Tous à l’exception de Bertrand de la Fontaine, qui estimait que l’eau de sa fontaine était meilleure (fier est le Bretonnien, et Bertrand était le seul à posséder une source privée, quand le reste de la ville, Sire Énieul lui-même, devait se contenter de l’eau des puits.)

C’est sa fierté qui le sauva, puis sa piété qui le préserva. Castel-Graal plongeait à nouveau dans une crise malsaine, les habitants présentant une sorte de dépendance de plus en plus accrue à l’eau de la Pourvoyeuse. Ceux qui n’en buvait pas assez souvent étaient fréquemment pris de vertiges, et tombaient rapidement malade, à tel point qu’il y eut bientôt des files d’attente ininterrompues devant l’autel, et que les châtelains ne pouvaient y avoir suffisamment accès à leur goût.
Bertrand de la Fontaine était effaré de voir la ville dont il avait restauré la salubrité tomber à nouveau dans une crise profonde. Il faisait tout son possible pour éviter que cela empire, mais même ses discussions avec Énieul et ses plus proches chevaliers n’y changeaient rien. En fait, il se rendit compte rapidement que le suzerain du château et ceux qui l’avaient accompagné dans sa quête, à l’exception d’Ulfrik, étaient les plus atteints. Ce qui lui sembla logique : ils avaient dû s’abreuver abondamment à la coupe sur leur chemin de retour. Ses altercations avec son oncle furent de plus en plus fréquentes, et de plus en plus violentes, à un tel point qu’un jour, Ulfrik réussit à faire bannir Bertrand de la Fontaine de Castel-Graal. Jurant comme un des charretiers qui composaient la plèbe de la ville, il quitta la forteresse en vitupérant comme un forcené. Quand il passa près de l’autel en traversant les faubourgs, il tenta de détruire la coupe maudite, mais fut arrêté, et jeté dans un fossé à l’extérieur de la ville.

La déchéance se poursuivit, et les bagarres générales se multipliaient près de la Pourvoyeuse, les chevaliers n’hésitant pas à tirer le fer contre les paysans qu’ils avaient juré de défendre. Vint un jour où les chevaliers ayant participé à la quête clamèrent la coupe comme leur, et décidèrent qu’elle siègerait désormais avec eux, au château. Ils sortirent donc tous en armes, et récupérèrent la Pourvoyeuse au milieu de la cohue et des agressions des citoyens. Ils furent quelques-uns à périr, piétinés, lapidés par la foule, mais la Pourvoyeuse, au bout de deux heures d’efforts acharnés de part et d’autre, fut mise à l’abri des épais murs, et le pont-levis remonté. Le château de Castel-Graal était assiégé par sa propre populace.
Mais cela fut de très courte durée. Au bout d’une semaine de manque et de souffrance, les premiers villageois, privés de l’eau de la Pourvoyeuse, moururent. Occupés à assiéger le château et obnubilés par l’idée mettre la main sur la coupe, les habitants de Castel-Graal ne s’étaient pas préoccupés de manger, ni de leurs récoltes, de leurs cultures, ou de leur bétail. Ils se jetèrent sur ces cadavres et s’empiffrèrent de leur chair. Énieul et ses suivants regardaient la scène depuis les meurtrières hautes perchées de leur refuge, et dans des discours grandiloquents, répudiaient ces êtres qu’ils traitaient d’animaux.

Au bout d’un mois, il n’y eut plus âme qui vive à l’extérieur du château. Bertrand de la Fontaine qui été resté à proximité, pleurant de tristesse et de rage la déchéance de sa cité adorée, osa enfin repasser les portes de la ville. Il se présenta au château, somma ses propriétaires de lui ouvrir. Il n’eut pas de réponse, et en fin de matinée, décida d’enfoncer la porte. Quelle bataille que ce fut ! Il n’eut pas d’autre adversaire qu’un panneau de chêne épais, mais son acharnement et son endurance étaient dignes des anales. À coups d’épée titanesques, il parvint à ouvrir une brèche dans l’épais portail, et au bout d’un après-midi de bûcheronne forcé, réussit enfin à se faufiler à l’intérieur du hall d’entrée, à travers la porte défoncée. En guise de précaution, il débloqua les lourds verrous et ouvrit grand les battants.

Le château semblait vide de tout occupant, et les pas de Bertrand résonnaient de façon glauque dans les corridors, plongeant chaque instant un peu plus le fier chevalier dans une humeur angoissée. C’est dans la salle du trône, tout près des appartements privés de Sire Énieul que s’acheva son cheminement. Tous les habitants du château qu’il n’avait pas vu jusqu’alors, il les y trouva… la plupart rongés, en tas. Face à lui, alignés sur une longue table, Ulfrik debout au centre avec Énieul à sa droite, les dix autres chevaliers survivants de l’expédition ainsi que l’ogre qu’ils avaient ramené les entourant. Cette scène valut un haut-le-cœur à Bertrand, qui eut vomi jusqu’à la bile s’il n’avait été un chevalier éprouvé.
La salle du trône était une allégorie de la déchéance, l’air vrombissait et bourdonnait, comme si un million de mouches s’affairaient près des cadavres, dont certains étaient suspendus écorchés et à moitié dépecés comme des cochons à l’étal. Des traces de déjections humaines maculaient tout un coin de la salle, empuantissant un peu plus encore l’air vicié et saturé.

Et au milieu de ce charnier, cette scène atroce : les douze compères aux côtés de leur noir prophète, en train de manger d’innommables mets, qui s’étaient soudain figés à l’entrée de Bertrand. La coupe de la discorde, cette Pourvoyeuse infernale, trônait devant Ulfrik, qui sourit à Bertrand.
« Enfin tu nous rejoins, Sire de la Fontaine… Nous t’attendions » lui lança-t-il d’un air goguenard.
Bertrand ne répondit pas : il ne souhaitait pas adresser la parole à cet oiseau de malheur, qui semblait jouir du spectacle et de la dépravation qu’il avait insidieusement réussi à amener jusqu’à Castel-Graal. Il tira de sa besace une petite coupe en argent, d’une facture propre et simple, puis attrapa une outre de sa précieuse eau de source. En versant dans un gobelet, il la but d’un trait, comme pour se redonner du courage, et réaffirmer que son nom, Sire de la Fontaine, était encore intact et intouché par la corruption.

Il versa une seconde fois de l’eau dans sa coupe, et, faisant un pas vers Énieul, lui tendit en prononçant ces mots : « Mon oncle, ma foi et ma piété me portent à croire qu’en tout un chacun réside une étincelle d’espoir. Bien que cela m’en coûte, en ma qualité de chevalier, je me dois de vous proposer un acte de rédemption : buvez cette eau limpide, et revenez à la raison. Ce château n’est plus, vos terres ne sont plus. Vous fûtes jadis un noble en quête du Graal. Reprenez cette quête jusqu’à la mort ou à son aboutissement. Cela seul me semble à même de racheter vos péchés. »
Un silence encore plus pesant se fit, et Énieul, titubant, le regard lourd, se leva, puis après avoir jeté un regard à Ulfrik, se laissa retomber sur sa chaise. Ainsi affalé, il répondit « non» d’un souffle.

Bertrand se mit en devoir de proposer de même à chacun des chevaliers attablés. Deux d’entre eux acceptèrent, l’un par moquerie, l’autre peut-être dans un éclair de lucidité et de repentir, mais sans grand espoir. Ils se nommaient Galvis et Roland. Après avoir bu leur coupe, dont ils avaient souillé les bords tellement ils étaient incrustés de crasse et d’immondices, ils restèrent debout, tandis que les autres ne daignèrent pas se lever du tout. Enfin, Bertrand se tint devant Ulfrik, et, bien que réticent, lui adressa ces mots :

« À toi, Ulfrik, de t’abreuver à ma coupe je ne te propose point. Tu as la tienne, et elle semble te convenir à ravir. Honni sois-tu qui a corrompu cette place, jadis haut lieu de notre nation. Je fais ici vœu de te pourfendre, aujourd’hui ou dans dix ans, et je n’aurai de cesse de te traquer si tu parviens à t’échapper. »

Ulfrik se dressa de toute sa hauteur, et malgré son apparence qui n’avait pas changé depuis l’époque où il était conteur au château, sa voix, elle, semblait avoir pris des années. Crachant une glaire au sol, et se raclant la gorge, il regarda Bertrand dans les yeux, et d’une voix rocailleuse, tremblotante, mais assurée, lui répondit ainsi : « À toi, Bertrand de la Fontaine, je te le propose encore une fois : t’abreuveras-tu à ma coupe ? À te voir ici, je sais déjà que la réponse est non, mais ma foi et ma piété m’en dictait la nécessité. De rester ici ainsi assis je commençais à me lasser, et c’est avec joie que j’accepte de jouer avec toi. De mes bienfaits et de ceux de ma coupe, je vais couvrir l’ensemble de ton cher pays. Toujours à ma poursuite tu seras, et toujours en retard tu arriveras. Tu me frapperas une joue de ta lame, et je tendrai l’autre, car de mes plaies une infinité de vies nouvelles s’écouleront. »

Après quoi il eut un rire gras, et poursuivit : « C’est une partie à mort, jeune Bertrand, et elle commence maintenant. » Il ouvrit une besace, et d’elle un million de mouches, celles que le chevalier avait cru entendre sans les voir, s’envolèrent, tourbillonnèrent autour du groupe, à l’exception de Galvis et Roland qu’elles semblaient fuir. Peu à peu, les chevaliers attablés semblèrent se dissiper, et Bertrand comprit qu’Ulfrik venait d’essayer de s’enfuir. Il se jeta sur eux, l’épée au clair, et en pourfendit un sur-le-champ. Il reconnut là Gilbert, son demi-frère de dix ans plus âgé. En découvrant son visage, il eut un instant d’hésitation, puis se rua vers Ulfrik et Énieul. Le temps qu’il arrive, ceux-ci avaient déjà disparu, et de rage, il décapita leur voisin de gauche. Du coin de l’œil, il aperçut Galvis à genoux, implorant les mouches de le prendre, essayant de les attraper, mais les insectes abjects continuaient de le fuir. Roland, par contre, s’il ne semblait pas différent du moment où Bertrand était entré dans la salle du trône, avait tiré son épée lui aussi, et, avec grand-peine, comme s’il luttait en proie à un conflit intérieur, réussit à abattre un des chevaliers renégat. La silhouette à moitié évanescente se rematerialisa sur-le-champ, une plaie béante à l’abdomen. C’était le Vieux Gildas, le doyen de Castel-Graal. En le voyant ainsi répandu au sol, Bertrand versa une larme. Même lui, pourtant réputé pour sa foi et sa sagesse, avait été corrompu par ce mage maudit. Comment avaient-ils pu en arriver là ? S’il avait pris part à l’expédition, aurait-il été aussi, lui, Bertrand de la Fontaine, condamné à un tel destin ?

Si ce n’étaient les gémissements de Galvis, la salle était redevenue silencieuse, bien que toujours aussi insoutenable au regard et à l’odeur. Bertrand se tourna vers Roland, qui, abattu et à genoux, lui déclara « Merci, Bertrand. Je suis condamné et je ne passerai plus les portes de ce château ; mais au moins, je partirai l’esprit sain rejoindre Gilles et la Dame. Au fond, ton eau était plus miraculeuse que celle de la Pourvoyeuse, mais il a fallut grand malheur pour qu’elle se révèle. Mon esprit comme mon corps étaient empoisonnés… je te suis redevable, mais ne pourrai jamais te payer ma dette. S’il te plaît, si j’en suis digne, accorde-moi une mort de chevalier. »
Bertrand, amer, accorda une mort digne à Roland, et lui dressa un bûcher sur la table qui avait servi de banquet. Il nota qu’Ulfrik avait emmené la Pourvoyeuse avec lui.

Il décapita sans remords Galvis, qui n’avait pas renié sa corruption malgré avoir bu de son eau. Bertrand se dit qu’au fond, elle n’avait probablement rien de magique, mais la proposition qu’il leur avait faite de son eau avait touché Roland, qui, bercé par l’illusion d’une rédemption, avait laissé céder la dernière barrière qui le retenait auprès d’Ulfrik et Énieul. Roland avait toujours été un des plus pieux de Castel-Graal. Cela l’avait probablement immunisé à la corruption absolue dont avaient été victimes les autres.

Bertrand mis feu au bûcher, et regarda brûler ce qui lui était cher. Le brasier enfla et commença à s’étendre au reste de la salle, emportant le trône, les carcasses, et ce qui fut jadis un haut lieu de Bretonnie. Bertrand sortit de la salle que le feu purifiait, trouva la sortie du château, puis de la ville-charnier.

« Ulfrik… » pensa-t-il « me voici. »

[Récit] Sire Énieul du Chêne

Sire Énieul est celui qui a été le plus brutalement touché par la corruption du Calice : en effet, son esprit s’était peu à peu affaibli sous l’emprise d’Ulfrik tout au long du voyage. Ses ritournelles magiques avaient laissé une seule ritournelle dans la tête du Seigneur du Chêne : « Je suis Messire Énieul du Chêne, et je cherche le Saint Graal au nom du Roi et de la Dame. » On pourrait estimer là que chacun des chevaliers du Royaume pense de la sorte, mais lorsque cela obnubile toute forme de raisonnement, et annihile la capacité de jugement, on n’imagine que difficilement ce qu’il en est vraiment.

Car si cet esprit réduit à son plus simple appareil faisait bonne figure en tant que chevalier de Bretonnie, c’est après sa corruption que le désastre s’est étalé au grand jour. Lorsque son esprit commença à se métamorphoser et à se pervertir après avoir bu l’eau du Calice, il conserva cette pensée, et celle-ci se superposa aux volontés du Père des Pestes au lieu d’être dispersée. Tant est si bien qu’aujourd’hui encore il se croit à la fois au service de la Dame et du Pourri. Des Lépreux Chevaliers, c’est celui qui est en un sens le plus pathétique, car il est déchiré par ses deux objectifs, servir la Dame, et son nouveau maître. Ainsi, il a pris soin de s’offrir de nouvelles armoiries, dans le style traditionnel des autres chevaliers du Roi Louen, mais ornées du symbole de la mouche, tandis qu’il continue de se faire appeler Sire Énieul du Chêne.

Là où ses camarades semblent être ce qu’ils sont : des anciens chevaliers dont l’allure trahit le fait qu’ils ont renié la Dame, Sire Énieul est une parodie de chevalier : il ne semble pas avoir conscience de son dévoiement et de sa décrépitude, et se conduit comme tel : c’est le seul qui entretient encore de temps en temps son équipement, essayant de faire briller le métal sous la rouille, et rinçant à l’eau presque claire la boue immonde des tissus.

[Récit] Le Paladin Brun

La Maison Brune, dont il est issu, est née il y a quelques centaines d’années. C’est un paysan anobli et fait chevalier par le roi en place à l’époque, pour un acte de haut courage tel qu’il fit rougir de jalousie les nobles de la cour.

Ce paysan se nommait Gildas Cochonnailles, car il était éleveur de cochons, et était réputé dans toute sa bourgade pour ses grillades de cochon vendues aux chalands depuis la fenêtre de sa cuisine.
Gildas cochonnailles n’oublia jamais vraiment ses origines, et lorsque le roi lui demanda de se choisir un nom (car tout courageux que fut le paysan, il ne seyait pas que quelqu’un de la cour s’appelle « Cochonnailles »), Gildas décida d’endosser celui de Messire leBrun, qui était le sobriquet que les nobles jaloux et pédants lui avaient attribué. Il était tout aussi fier d’avoir été chevalier que d’être issu de la fange de Bretonnie, et ce nom de Messire leBrun lui convenait parfaitement. D’autant plus qu’il moucha par la même occasion les moqueurs qui l’avaient surnommé ainsi, pour son plus grand plaisir.
Les générations passèrent, et leBrun évolua en Maison Brune. Les descendants de Gildas Cochonnailles, élevés à la cour, et dans la mentalité de celle-ci, eurent bien vite honte que leur ancêtre fût un garde-cochons plutôt qu’un preux pourfendeur de dragons. Ils firent donc leur possible pour faire disparaître cet héritage qui ne leur seyait point, mais vains furent leurs efforts, car la légende de la Maison Brune s’était répandue dans l’ensemble des strates sociales de Bretonnie : vecteur d’espoir pour les villageois, et de sourire entendu pour les chevaliers en titre.

Depuis son ordonnance de chevalerie, celui qu’on nomme le Paladin Brun a toujours été un original, et n’a cessé de se distinguer de ses confrères d’arme. Ayant une sainte horreur de ce nom qui puait, selon lui, la fange et le lisier, il avait pris le partit d’arborer une tenue bariolée digne d’un bouffon, assemblage de losanges multicolores, afin que l’on se souvienne de lui ainsi plutôt que par son nom de « Brun. » Aux moqueurs qui le charriaient, il répondait que le brun n’était que le mélange de toutes les teintes… bien souvent sans succès, car cela les faisait rire de plus belle. Le Paladin Brun s’était donc toujours senti rejeté, et c’est avec joie qu’il accueillit l’amour de Grand-Père lorsqu’il but au Calice. Il s’est dévoué corps et âme à son service, puisque celui-ci le récompensait bien plus que ses années d’esclave de la Dame.

Sa dévotion lui valut rapidement de se faire élevé au panthéon des Portepestes, et il continue de servir permis la troupe de Lépreux Chevaliers, prêchant la bonne parole aux infidèles.

[Récit] La Pourvoyeuse

Le Calice tristement connu en Bretonnie sous le nom de La Pourvoyeuse fit son apparition, dans le bourg de Castel-Graal. Il avait été ramené d’une expédition, par Sire Énieul et sa suite. Après une période d’effervescence, on avait fini par conclure qu’il ne s’agissait pas du Saint Graal, malgré le pouvoir merveilleux de cette coupe. L’histoire fit par la suite de cet artéfact une allégorie du démon de l’ambition.
Le Calice fut conçu et ciselé dans un hospice de l’Empire, et à l’origine, il devait contenir une eau qui apportait vitalité à ceux qui la buvaient. Le résultat avait été impressionnant, et l’hospice fut renommé pour sa capacité à revigorer malades et personnes en mauvaise santé. Il ne prétendait pas soigner tous les maux, car certaines maladies étaient incurables, même pour le calice. De même, on ne voyait que très peu de blessures guéries dans cet hospice : leur chirurgien n’était pas fameux. Somme toute, ils avaient joué la carte des petits maux de l’existence, et cela leur avait réussi.
Mais vint un jour où la région fut assaillie par des hardes de créatures mi-homme, mi-bête. Elles souillaient tout sur leur passage, et les malades venaient plus nombreux à l’hospice se faire soigner. L’hospice lui-même finit par être assiégé, et nul n’en réchappa. Le gobelet providentiel tomba aux mains de la harde, et leur chamane, à force de tentatives pour « améliorer » cette eau, finit par corrompre l’objet. La puissance de la ruine à qui la harde avait fait allégeance vit dans le Calice un moyen de répandre son amour de la vie dans des régions hors de son emprise.
Le Calice corrompu fut confié à un de ses ermites dévoués, qui eut pour tâche de le dissimuler, et de l’enrober de mystère. Cet ermite prit un grand plaisir à cette mission, et inventa de toutes pièces la légende des Calices d’Abondance. Il distribua çà et là indices et « preuves » de leur existence, avec une science impressionnante. La légende prit rapidement place parmi les plus anciennes, et les plus confidentielles : celles dont on ne parle qu’entre connaisseurs avertis.
L’histoire voulut qu’un autre ermite vagabond se prisse de passion, bien des siècles plus tard, pour ces Calices, et qu’il y dédia sa vie. L’histoire voulut que cet ermite prît un certain Ulfrik sous son aile, et que cet Ulfrik mît la main sur le calice.
La Pourvoyeuse, fut-il nommé, car en effet, il donnait vigueur, vitalité et énergie à tous les vivants qu’il comblait de ses dons, qu’il fasse partie du règne animal ou végétal. Mais au-delà de cette simple vitalité, la coupe agissait comme une drogue, et quiconque en avait bu n’acceptait plus aucune autre nourriture que cette eau claire. Privé de cette manne, son corps dépérissait rapidement, et se décomposait en des millions d’autres petits organismes : bactéries, vers, insectes… la matière organique du corps était redistribuée avec générosité a des millions de formes de vie nouvelles.
Ainsi était la Pourvoyeuse : à ses émissaires elle apportait une vigueur sans pareil, afin qu’ils puissent répandre son eau de part le monde, et elle sacrifiait ses victimes pour le bien du plus grand nombre de vies. Et même dans la défection, un de ses émissaires aurait son utilité, puisque privé de cette eau, il se transformerait à son tour en des millions d’autres vies, poursuivant ainsi la tâche confiée au calice.

[Récit] Edmond le Bon

Edmond LeBon était un fanfaron,
Qui portait pourtant bien son nom.
Edmond LeBon était un fanfaron,
Qui comblait son entourage de ses dons.

Jamais il n’avait refusé,
Son aide dans sa bonté.
Et quand Grand-Père l’a supplié
C’est avec joie qu’il l’a exaucé.

Mais Grand-Père fut fourbe,
Et lui dressa un portrait courbe
De la tâche pleine de bourbe
Qu’il devait accomplir dans la tourbe.

Il y tua son frère d’arme,
Et assista, spectateur, au drame.
Puis s’ébaudit sans larme,
Quand des vies naissantes perçut le charme.

Puis des millions de bactéries,
Des mouches la féérie,
Et des cloportes la confrérie,
Renaquit, son frère, guéri.

Il se leva, indemne, mais troublé,
Et dans son euphorie, Edmond exalté,
Le traversa de sa lame souillée.
Miracle fut renouvelé.

Dès ce jour Edmond se dévoua
Au service de ce nouveau Grand-Papa,
Qui l’avait accueilli sans fracas,
Et avec une gentillesse pleine d’éclat.

Il continua son action de bien,
Et libéra bactéries sous la pluie,
Et libéra bactéries sur millepertuis.
Inondant de fluides les belles-de-nuit.

Puis il rencontra Bzut,
Et sous ses sourcils hirsutes,
Un nouvel éclat apparut la minute.
Il l’adopta par amour, sans but.

Il l’éleva comme le fils,
Prêt pour lui à tout sacrifice,
Car jamais il ne trouva en son édifice
Femme qui lui fit enfant sans malice.

Edmond lui offre souvent des lys,
Que Bzut, plein de délices,
Recouvre d’immondices,
Avant qu’ils n’aillent boire ensemble au calice.
Edmond lui offre souvent des lys,
Avant qu’ils n’aillent boire ensemble au calice.

[Récit] Le Sans Nom

Lorsque l’expédition quitta Castel-Graal, un grand nombre d’écuyers, serviteurs et autres assistants l’accompagna. Parmi eux se trouvait un jeune homme assez efféminé, aux longs cheveux blonds, mais doté d’une malformation de la mâchoire qui l’empêchait de parler. Il n’avait jamais connu ses parents, et avait été recueilli puis élevé par l’hospice de la bourgade. Personne, parmi les chevaliers ou les autres suivants, ne le connaissait, et personne, d’ailleurs, ne lui avait adressé la parole. Il y était habitué, cela faisait des années qu’il passait son temps à faire les corvées de l’hospice dans le silence et l’indifférence. Il avait sauté sur l’occasion de l’expédition pour quitter cette ville qui l’avait vu naître, et battre le pays en relative sécurité.
Lorsque les ogres surprirent l’expédition dans les montagnes par leur agression nocturne, il était parti soulager sa vessie un peu à l’écart. Il avait donc échappé au massacre, mais terrorisé, il avait tenté de fuir et s’était brisé une cheville. Muet, il avait été incapable de répondre aux chevaliers qui essayaient de retrouver des survivants, et avait donc été abandonné à leur insu.
Il clopina puis rampa en s’écorchant genoux et poignets jusqu’au lieu du carnage, et réussit à survivre en mangeant les cadavres qu’il disputait aux corbeaux. Le matériel ne manquait pas, et il s’était tant bien que mal installé une cabane dans un recoin, continuellement cerclée de feux de camp pour éloigner les prédateurs. Même en plein jour, au milieu de ce charnier où loups, renards et vautours se repaissaient paisiblement, il était terrifié.
Lorsque le reste de l’expédition s’en revint à Castel-Graal, ils prirent le même chemin, et naturellement, retrouvèrent le jeune homme. Peu de jours s’étaient écoulés, mais il était en pitoyable état. Ils lui offrirent de l’eau de leur coupe par charité, puis crièrent au miracle quand il réussit à se mettre debout et à boitiller, sans douleur, sa cheville réparée par l’eau de la Pourvoyeuse.
Il se lia à leur service, réussissant à leur faire comprendre qu’il serait leur écuyer, mais il ne put leur donner son nom : il n’avait jamais appris à écrire non plus.
Par jeu, sans méchanceté, Gérald du Bois Joli le surnomma le Sans Nom, ce qui fit bien sourire le nouvel écuyer. Au bout de deux jours seulement, ils avaient adopté ce surnom, et le jeune homme, heureux de faire partie d’un groupe en tant qu’individu, les suivit gaiement.

[Récit] Grut le Pansu

Ils partirent de Castel-Graal à trente chevaliers et leurs pages, accompagnés d’Ulfrik, et d’une vingtaine de suivants auxiliaires. Des quatre-vingts qui partirent sous les vivats de faubourgs, ils n’étaient plus que vingt-sept, dont des douzaines de chevaliers adoubés. Seul à pouvoir reconnaître l’emplacement de la grotte qu’ils recherchaient, Ulfrik avait été surprotégé par l’ensemble de la troupe, mais Énieul avait la désagréable impression qu’il n’aurait pas eu besoin de leur aide pour survivre.
Le voyage s’était passablement bien déroulé, et jusqu’à l’avant-veille, ils étaient encore pratiquement tous au complet : deux suivants s’étaient arrêtés et avaient renié leurs serments dans une bourgade impériale, l’un ayant eu une opportunité juteuse, tandis que l’autre s’était entiché d’une prostituée rencontrée dans une maison close. Sire Énieul renifla de mépris en repensant à ces deux défections.
Puis, il y a deux jours, ils s’étaient arrêtés pour le bivouac nocturne. Ulfrik, qui jusque là avait réussi à leur faire éviter la plupart des ennuis, semblait inquiet, mais aucune menace conséquente n’avait été détectée, à l’exception d’une meute de loups rôdant près de leurs réserves de nourriture. Les fauves, même s’ils semblaient énormes par rapport aux loups qu’ils chassaient dans les collines Bretonniennes, avaient été mis rapidement en fuite avec des torches.
C’est en plein milieu de la nuit qu’un troupeau d’animaux humanoïdes massifs avait déboulé en beuglant dans le campement, semant la panique en quelques instants. Ils n’étaient guère plus d’une douzaine, mais en cumulant leur force impressionnante, l’effet de surprise, et la couardise des pages et suivants, ils avaient perpétré un véritable massacre. Se reprenant peu à peu, les chevaliers tirés de leur sommeil rééquilibrèrent difficilement la situation, obligés de se battre à pied — à pied ! — car beaucoup des montures avaient déjà été tuées, s’étaient enfuies ou bien gisaient avec un cuissot en moins.
Ils ne durent leur salut qu’à une rixe qui éclata entre deux des créatures : toutes deux avaient voulu s’approprier le même malheureux page en guise d’amuse-gueule, et se criaient à tue-tête, leurs faces grossières et brouillonnes à quelques centimètres l’une de l’autre. Le jeune garçon, sujet de la querelle, gisait à leurs pieds, hurlant lui aussi à tue-tête, recroquevillé, et paralysé par la panique.
Le boucan attira une autre des créatures, puis une seconde, et lorsqu’un poing massif jaillit pour décrocher la mâchoire d’un troisième, tous se mirent à frapper et à mordre à tort et à travers.
Profitant de cet évènement bienvenu, les chevaliers réussirent à s’organiser et à abattre les autres créatures avant de se tourner vers la bagarre qui faisait toujours rage entre les deux antagonistes du début. Du page, il ne restait plus qu’une bouille infâme, mais les deux monstres semblaient même avoir oublié ce qui les avait montés l’un contre l’autre.
Sire Énieul et les siens encore debout les encerclèrent, mais aucun des deux ne semblait s’en préoccuper, jusqu’à ce que le plus grand des deux finisse par ouvrir proprement l’abdomen gras de l’autre. Fou de douleur, celui-ci sauta à sa gorge en retour, et y mordit profondément avec un gargouillis répugnant.
« Les ogres… » soupira Ulfrik en arrivant derrière Énieul.
« Ainsi ce sont des ogres ? » demanda le chevalier Gérald du Bois Joli. « Je les imaginais plus grands. »
« Grands dieux non, ils sont déjà bien assez dangereux comme cela ! » grogna Ulfrik en s’approchant du survivant, qui s’était effondré a sol.
« Messire Énieul, cela vous intéresserait-il de ramener cette chose à Castel-Graal ? Cela amuserait probablement vos citoyens, et donnerait matière à histoires incroyables »

[Récit] Édouard de la Dent

Édouard de la Dent, de son vrai nom Édouard Theodoric de Gisoreux, fut surnommé ainsi lorsqu’il revint, infructueux, de sa première quête du Graal. Victime de coups du sort et de malchance qui avaient laissé place à un découragement total, il avait échoué, et était rentré, penaud, à Gisoreux. Affamé, dépité et sombrant en dépression, il s’était empiffré et noyé son chagrin dans la nourriture. Rapidement, il acquit le statut peu glorieux de plus gros chevalier du royaume. On le surnomma donc « de la Dent », en référence à son solide et intarissable appétit. Obèse, il ne montait plus que rarement à cheval, et son titre de chevalier était devenu honorifique plus qu’autre chose, ce qui lui valait bien des moqueries au château. Il finit par ne plus supporter cette situation, et se décida à se prendre en mains. Il sella son destrier Rossinante, et à l’aide d’un marchepied, de ses écuyers, et de ceux des stalles voisines, si hissa avec difficulté sur son dos. Il avait préparé un départ théâtral et épique, mais il fut plutôt pathétique, car quand il voulut s’élancer au galop, Rossinante eut du mal ne serait-ce qu’à avancer au pas. L’histoire fait encore jaser aujourd’hui, et on tient pour ses meilleurs conteurs les écuyers qui avaient assisté à la scène.
La seconde quête du Graal d’Édouard Theodoric de Gisoreux fut encore une fois un échec. Il fut forcé de faire une pause toutes les heures pour soulager sa monture de son poids, et il s’essoufflait à chaque fois qu’il tirait sa lame au clair pour se donner courage et consistance.
Abattu et malheureux, il eut honte de rentrer à Gisoreux une semaine seulement après son départ. Il décida de se rendre plutôt à Castel-Graal, où il demeurait inconnu. En chemin, il inventa une histoire justifiant de son poids, et réussit à passer pour quelqu’un de tout à fait valable auprès de Sire Énieul, qui fit de lui un membre de son conseil après quelques mois seulement. Car il faut malgré tout reconnaître cela à Édouard de la Dent : s’il était mauvais en actes, il était de bon conseil.
Il se reprit en mains, et se mit progressivement à l’exercice. Il perdit du poids, et encouragé par ses progrès, passait le temps libre que lui laissait le Haut Conseil de Castel-Graal à la pratique des armes et à l’exercice physique. Il était encore bien plus volumineux que tous les autres chevaliers de la bourgade, ainsi que ceux de passage, mais sa volonté lui permettait de les égaler sans problème aux armes. Sa déchéance était derrière, et l’avenir lui semblait bien plus radieux.
Lorsque Énieul et Ulfrik lancèrent leur propre quête du Graal, Messire Édouard les supplia de le prendre avec eux, afin qu’il puisse achever par la même occasion sa propre quête, et mettre une bonne fois pour toutes ses échecs derrière lui.
Mais le sort voulu qu’il survécut au périple, et bu au calice avec ses camarades. Il eut rapidement conscience que quelque chose n’allait pas, et fut même le premier à détecter la corruption d’un des Quatre. Il était malheureusement déjà trop tard, et il se rendit compte avec horreur que des temps qu’il pensait révolus allaient se répéter pour lui : ceux de la déchéance. Son esprit sourit amèrement de l’ironie de la situation, et, désespéré, sombra dans une folie paranoïaque et démente d’où plus personne ne le tirerait jamais. Il redevint obèse, et refuse désormais de se déplacer autrement que monté sur destrier. Ses montures ne supportent que rarement longtemps le traitement, et il est forcé d’en changer régulièrement. Après un dernier pas qui lui brise les rotules et fait s’affaler au sol Édouard et ce qu’il reste de la pauvre bête, elle meurt, et le chevalier déchu se met en quête d’une nouvelle Rossinante pour la remplacer.

[Récit] Gérald du Bois Joli

Gérald fut un de ceux qui résistèrent le mieux à la corruption. Il mit longtemps à accepter le fait qu’il ne serait plus jamais le même, et sa volonté à résister était telle que son corps réussit à éviter la plupart des contagions, et des mutations que tentait de lui accorder Grand-Père.
Ce qui le perdit fut son rêve secret de posséder un jour un pégase… et puisqu’il semblait trop dur de faire changer le cavalier, son nouveau dieu décida de muter sa monture. Un beau matin de fin d’hiver, alors que des restes de neige et de givre crissaient sous les sabots des chevaux, Gérald sentit un soubresaut dans le corps de son destrier. Inquiet, il lui flatta l’encolure, et y sentit une proéminence dure. Tout au long de la matinée, celle-ci enfla peu à peu, et lorsqu’ils firent une pause, il en profita pour retirer le caparaçon et regarder de près cet intrigant phénomène. Il s’avéra que la peau de la bête était boursoufflée et craquelée juste derrière l’omoplate. Les gerçures en nombre impressionnant suintaient de sang et de lymphe. Ne sachant pas quoi faire, Gérald, déboussolé, essaye d’appliquer un onguent, mais lorsqu’il posa ses doigts sur la zone enflée, celle-ci éclata comme une vesse de loup trop mûre. Un petit tentacule noirâtre et visqueux en jaillit, tandis que le chevalier, effrayé, reculait de quelques pas. Au bout de quelques minutes, le tentacule avait doublé de longueur et de volume, et un second, plus petit, avait jaillit juste à côté. Sur l’épaule droite du destrier s’était produite la même chose, en parfaite symétrie.
Le soir, le présent de Grand-Père se révéla enfin, et quatre ailes semblables à celles d’une mouche monstrueuse avaient poussé. La pauvre bête ne comprenait guère ce qu’il se passait, mais Gérald, lui, avait parfaitement saisi. Même si celui-ci n’était pas aussi noble qu’il l’avait rêvé, il possédait enfin son pégase.

[Récit] La Bibliothèque de Violecée

Lorsque Ulfrik était encore un jeune homme vagabond, son plus grand regret était de ne pouvoir posséder de bibliothèque. Il adorait les bibliothèques, encore plus que les livres qu’elles contenaient. Les hauts meubles en chêne ouvragé, couverts de tomes, parchemins, compendiums et recueils en tout genre, l’odeur de la poussière qui voletait lorsqu’il tirait un volume qui n’avait probablement pas été manipulé depuis des lustres… Dans chaque ville où l’emmenaient ses pas, il se faisait un point d’honneur à passer à la bibliothèque de la bourgade. Il en avait vu un bon nombre durant ses années d’errance, et s’il reconnaissait la majesté incontestable de la Bibliothèque Impériale d’Altdorf, et la richesse de sa collection, ce n’était pas celle qui l’avait le plus ému. Non. C’était celle Violecé-la-Plaine qui avait eu cet honneur. Cette petite enclave impériale dans les terres de Bretonnie, à quelques lieues à peine de la frontière nord du Royaume de Gilles, possédait en effet, aussi improbable que cela puisse le sembler, une bibliothèque publique. La plupart des villageois étaient des illettrés éleveurs de cochons et de chèvres, et même l’élite locale, à savoir le bourgmestre et son conseil, ne comprenaient que vaguement les écriteaux… alors de là parcourir un ouvrage entier… Il n’y avait que le prêtre sigmarite local qui était réellement instruit, et, d’ailleurs, le seul qui s’intéressât à la bibliothèque que protégeait en ses murs épais le temple local. En fait, ce prêtre était même le seul à connaître ne serait-ce que l’existence de cette salle, et il regrettait de ne pouvoir y passer plus de temps : entre les offices, ses missions auprès de la population, et les bénédictions à répandre, il était fort occupé.

C’est donc avec un plaisir immense qu’il accueillit Ulfrik, lorsque celui-ci lui demanda s’il savait où était la ville possédant une bibliothèque la plus proche. Il venait de passer deux mois à chercher son chemin dans les montagnes, et il ne rêvait que de trois choses : un repas, une cheminée, et une bibliothèque. Et si possible les trois en même temps.

Son vœu fut exaucé, et sous prétexte de devoir accueillir un noble voyageur, le prêtre délaissa ses tâches pendant une journée entière, qu’ils passèrent tous deux à la bibliothèque.

Celle-ci n’était pas spécialement grande : la salle faisait environ douze mètres carrés, et deux de ses murs seulement présentaient des rayonnages. Le troisième était celui de la porte, et y était également accolée une cheminée qui semblait ne pas avoir servi depuis des mois. Le dernier mur, enfin, était orné de quatre vitraux en ogive mesurant toute la hauteur de la pièce, ainsi que d’une seconde porte, plus petite, donnant sur un minuscule cloître à l’usage exclusif aux personnes présentes dans la bibliothèque. Au milieu de la pièce, enfin, était installée une étude en chêne et acajou, qui contenait encre, plumes et parchemins vierges. Elle reposait sur un riche tapis qui aurait mérité d’être entretenu, mais que l’abandon avait rendu un peu miteux, au grand dépit du prêtre qui s’en excusa longuement en allant chercher du bois pour le feu.

Ulfrik n’écoutait pas. Il était ébahi de découvrir une bibliothèque d’un tel charme dans un trou perdu où il ne pensait qu’au mieux trouver un vendeur de rillettes pour se consoler de ses deux mois passés.

Les rayonnages étaient poussiéreux, mais pas à l’excès : on sentait bien que le sigmarite en charge des lieux essayer de maintenir ce petit trésor en état. Les meubles étaient de chêne, et chaque parcelle était décorée, gravée de petits motifs charmants. Quelques inclusions de laiton soulignaient les détails les plus importants avec sobriété.

Il s’approcha des volumes avec respect, et pencha légèrement la tête sur le côté pour lire les titres. Il en choisit un qui l’intriguait : De l’art de la culture des haricots tête-de-comète. En le retirant de sa place, de fines volutes de poussière s’élevèrent en tourbillonnant dans les airs. Ulfrik les observa avec délice : les rayons du soleil, passant au travers de vitraux, les coloraient en milliers de paillettes dorées, vertes et rouge carmin. C’était un ouvrage d’horticulture magnifique, et il se demandait qui avait bien pu dépenser une telle somme pour sa réalisation. Enluminures, dessins détaillés à la plume, plans de coupe… tout y était. Ulfrik était sûr qu’avec un tel ouvrage, même le pire aristocrate guindé de la cour de l’Empereur Franz aurait réussi à cultiver ses haricots avec succès. Il s’amusa à penser que si ce noble était particulièrement volubile, cela pourrait même devenir une mode au palais. Il le reposa avec un petit sourire aux lèvres, et consulta brièvement les autres titres. Certains lui étaient connus, d’autres l’intriguaient fortement, et enfin deux bonnes dizaines d’autres ouvrages semblaient être de la même trempe que De l’art de la culture des haricot tête-de-comète.

Enfin, quatre d’entre eux étaient exposés dans une vitrine en plein milieu d’un des deux meubles. Ils ne semblaient pas spécialement avoir de valeur, et le traitement qui leur était réservé intriguait fort le jeune homme.

Le clerc lui apprit que le village, l’abbaye, et sa bibliothèque avaient été bâtis par un ancien comte-électeur impérial. Fatigué des intrigues et de la politique, il avait acquis ce domaine à grands frais aux seigneurs de la Bretonnie, et avait consacré le reste de son existence au maraîchage, prenant un sain plaisir à se salir les mains pour faire pousser ses haricots, courges et fraises. Ses serviteurs qui l’avaient accompagné avaient été libérés de leurs obligations, et invités à s’installer sur ses nouvelles terres. Ils avaient fondé une petite communauté florissante et agréable, qui au fil des ans avait évolué et n’était aujourd’hui guère plus qu’un autre village de campagne. L’abbaye et sa bibliothèque — le comte électeur était un amoureux des livres — étaient les seuls vestiges de cette communauté.

Lorsque Ulfrik lui posa la question pour les quatre livres de la vitrine, le clerc lui répondit avec un petit sourire qu’il devait être patient et prouver sa valeur, pour être digne de tous les secrets de la bibliothèque.

Ulfrik y passa la semaine, et cela fut la plus belle de sa vie. Ses affaires qu’il avait mises de côté trop longtemps l’empêchèrent de s’y installer, bien que l’envie fut grande, mais il promit au clerc de revenir aussi souvent que possible le voir. Ils étaient devenus de bons amis, et Ulfrik tint parole, d’autant plus qu’il n’avait toujours pas eu d’indices sur les quatre ouvrages mis sous verre. Il eut par la suite coutume de passer une fois l’an, et lui tout comme le clerc attendaient cette date avec impatience.

Lors de sa troisième visite, le clerc l’autorisa enfin à ouvrir la vitrine, et avec un sourire en coin et les yeux pétillants, lui conseilla de prendre rapidement le livre qui l’intéressait le plus, et de refermer la vitrine. Sans trop comprendre, Ulfrik décida de prendre le premier à droite. Il ouvrit la vitrine, l’attrapa… et le lâcha quand celui-ci recula vers le fond de la bibliothèque. Surpris, il resta une seconde de trop à hésiter, et les quatre livres, hérissant de petites pattes arachnéennes, s’enfuirent toute jambe dans la bibliothèque, tandis que le prêtre, écroulé de rire, se tenait les côtes sur le fauteuil de l’étude en voyant l’air ahurit d’Ulfrik.

Les livres étaient vivants ! Ulfrik n’en revenait pas.

Pouffant toujours, le clerc sortit un filet à poissons dans un tiroir du bureau, et le lança à Ulfrik en lui conseillant de se dépêcher avant qu’ils ne réveillent les autres. Penaud, le vagabond bibliophile s’exécuta, et réussi tant bien que mal à remettre les livres sous verre, où ils redevinrent inertes.

Le sigmarite lui expliqua que ces quatre ouvrages étaient le clou de la collection de l’abbaye, et la raison pour laquelle cette bibliothèque était tenue secrète. Le comte électeur Violecé, qui avait bâti ce domaine, les avait rapportés d’un de ses voyages. Nul sorcier n’avait pu déterminer quelle magie les animait, tout simplement car nulle magie ne les animait. Ils étaient vivants, c’est tout. C’est le patriarche du collège d’Ambre en personne qui l’avait confirmé. Ils avaient bien entendu tenté de s’accaparer les ouvrages, mais le comte-électeur était suffisamment influent à l’époque pour réussir à en conserver la garde. Ils étaient vivants, et bien qu’ils ne possédaient pas d’esprit, et s’apparentaient à des animaux dans leur façon d’agir et de réagir, ils étaient même dotés d’un don mineur : ils avaient le pouvoir d’animer les autres livres avec lesquelles ils rentraient en contact. C’est pourquoi on les gardait ici sous verre. Ulfrik n’en revenait toujours pas.

Vingt-sept ans après leur première rencontre, le vieux prêtre mourut paisiblement dans son abbaye, et lorsqu’on l’enterra, personne ne remarqua la petite clé autour de son cou. Il n’y eut personne pour prendre la relève de l’abbaye dans l’immédiat, et la population ne s’en portait pas moins bien. Le bâtiment fut abandonné, et le secret de sa bibliothèque perdu pour tous, à l’exception d’Ulfrik, à qui le clerc avait offert le seul double de la clé en sa possession.

Le vagabond avait été immensément triste lorsqu’il sut que son ami était passé à Morr, mais il continua son rituel annuel. Il arrivait de nuit à l’abbaye, passait par la porte de derrière, et filait directement à la bibliothèque avec des provisions pour la semaine. Elle s’était un peu étoffée depuis la première fois qu’il l’avait vue : chaque année il offrait un nouveau volume au clerc, le plus beau qu’il avait pu acquérir. Si bien qu’ils avaient commencé la fabrication d’un nouveau meuble, dessiné spécialement pour être installé avec la cheminée en son centre.

Lorsque Ulfrik quitta Castel-Graal dévastée, il se rendit peu de temps après à Violecé-la-Plaine, comme il en avait l’habitude. Mais le village n’était plus. Des traces de sabots fourchus marquaient le sol partout, les maisons étaient jetées à bas et incendiées. L’abbaye avait été profanée, et la puanteur des excréments avait remplacé la senteur des vieilles pierres et des boiseries. Ulfrik se précipita vers la bibliothèque, et il fut soulagé de voir qu’elle était toujours intacte. Miraculeusement, les pilleurs n’avaient pas décelé la porte qui y menait.

Après y avoir séjourné quelque temps, il mena sa troupe vers d’autres horizons, après avoir placé des sceaux magiques détournant l’attention de cette jolie porte de chêne massif.

Il n’y revint pas pendant quelques années, mais après la naissance de Bzut et Gruschk, il lui vint une idée. Il retourna à l’abbaye, brisa les sceaux qu’il avait placés, et à l’aide de ses suivants et d’un zeste de sortilèges sans grande envergure, réussit à transformer la bibliothèque en un palanquin qu’il jucha sur le dos de sa monture.

Il possédait enfin sa propre bibliothèque, et il ne s’en séparerait jamais. 

Il ouvrit la vitrine.

Sa bibliothèque serait vivante.