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[Récit] Simon et Jacques Trévize

Lorsque leur père les envoya au monastère de Gadestru, ce fut plus par dépit que par foi convaincue. Il en avait marre de ses deux fils ignares et indignes. Il était un commerçant prospère, armateur de trois-mats et accessoirement usurier, pour le plaisir. Et ses deux fils, ne pensant qu’à s’amuser et à lui faire honte, étaient rebelles à toute son autorité et ses promesses en cas de bonne conduite. Cela en vint à un tel point que certain de ses clients se tournèrent vers la concurrence, ses fils ayant offensé par leur incorrection certains hauts et hautes de la société de Marienburg.
Il décida donc de faire contre bonne fortune bonne action, c’est-à-dire à ses yeux profitables, et les fit moines sigmarites. Il les confia aux bons soins d’un monastère à l’autre bout de l’Empire, et leur adjoignit les services de deux gardes du Comte que son influence et sa richesse avaient permis de recruter. Ceux-ci devaient les maintenir en vie durant le voyage, et faire preuve de foi en les accompagnant la quête monastique, tant pour veiller à ce qu’ils ne dégradent pas la vie du monastère par leur extravagance et s’accommodent celle-ci, que pour les garder en vie. Extravertis, dévergondés et malvenus, ils étaient tout de même ses deux uniques enfants, et il les aimait à sa façon.

Étrangement, la vie et la sobriété monastique ne leur paru pas problématique. Ils la supportaient et pratiquaient la prière, le labeur et le chant sans broncher. Mais ils mirent au point un petit jeu, parallèle à cette vie, qui lui donnait un petit plus appréciable. Simon s’était auto-proclamé, en secret, prophète, et Jaques jouait à être son plus fervent adepte. Aucun des deux, évidement, n’y croyait, il s’agissait plus d’un jeu de rôle qu’autre chose. Ils se lançaient des défis secrets, et mettaient à leur insu à contribution les moines : combien Simon réussirait-il à convaincre de le suivre pour une activité incongrue, combien s’outreraient d’un comportement étrange et malvenu qu’il aurait en tant que prophète… Ce jeu dura des années, à l’insu de tous, même Jormund et Béalf, leurs gardes du corps, qui s’étaient plongés dans une profonde foi méditatique durant ces années passées à Gadestru. Leur mission de gardes étant assez peu sollicitée, ils en avaient profité pour faire repentance. Cette situation dura des années. Tout au long de leur vie monastique, en fait. Et peu à peu, les frères Trévizes étaient tellement impliqués dans leur seconde vie qu’il leur arrivait que leur rôle prenne le pas sur leur vraie personnalité. Sans conséquence, si ce n’est quelques instants de grande solitude quand une phrase malvenue sortait par mégarde à la réunion du Chapitre…

Un beau soir d’été, tout le monastère priait dans la chapelle, comme à son habitude, au son des volées cloches. Dans la chaleur sèche de l’été, les moustiques prospéraient, et leur bourdonnement agaçait plus d’un moine. Vint la fin de la séance, mais les cloches ne cessèrent pas pour autant de sonner. Ou plutôt, celles de la messe se turent, mais celles du portail battait fort. On alla ouvrir, et devant les moines se tenait un chevalier étranger, en armure complète, l’air épuisé et hagard. Il demanda l’hospitalité pour la nuit, et se présenta comme Sire Bertrand de la Fontaine, issu du Royaume de Bretonnie. Les guerres de religions n’étaient pas à l’ordre du jour, et le monastère fit bon accueil à ce voyageur dans la détresse. Ils l’écoutèrent raconter ses exploits et hauts faits pendant le repas, puis, lorsque vint l’heure d’aller rejoindre leurs couches austères, un petit cercle de moines, Simon, Jacques et leurs deux gardes du corps restèrent avec Sire Bertrand au coin du feu, et celui-ci entama le récit de ses récentes années, qu’il avait par décence occultées pendant le souper. Il narrât à son petit auditoire la chute de Castel-Graal qui avait fait suite à l’arrivée d’Ulfrik. La quête du Graal lancée par celui-ci, puis leur retour désastreux, corrompus et maudits par ce faux graal, le calice nommé la Pourvoyeuse. Quiconque y buvait sentait la vitalité venir en lui comme jamais… mais ne pouvait bientôt plus boire autre chose que l’eau qui en coulait, car ils en devenait dépendants. Et ceux qui, par malheur, ne réussissaient pas à s’en abreuver finissaient par dépérir bien vite, libérant un flot de bactéries et de plancton terrestre de leur corps en putréfaction. Cette addiction avait mené à des rixes infernales, les villageois désespérés étant prêts à tout pour une seule goutte. Castel-Graal avait fini en ruine, la plupart des habitants morts, les mourants bouffis et cannibales. Bertrand, fut le seul ayant refusé de boire au calice d’Ulfrik, par fierté : en son domaine jaillissait une source d’eau pure, d’où il tirait son nom, et elle avait depuis toujours constitué l’unique boisson des chevaliers de la maison de la Fontaine. Il fut donc le seul à ne pas être touché par la malédiction, et jura de se venger d’Ulfrik et de sa suite pourrissante. Et depuis ce jour, ils se pourchassaient l’un l’autre, l’un par désir de justice et vengeance, l’autre par jeu et moquerie.
Le feu était presque éteint lorsque les cloches sonnèrent de nouveau. Les moines avaient passé la première partie de sommeil à l’écouter, mais ils devaient maintenant aller prier. Ils prirent congé de Bertrand, lui souhaitant une bonne nuit. Celui-ci, en s’installant dans le lit qu’on lui avait attribué, espérait de tout cœur ne pas avoir attiré le malheur sur le monastère.

À la sortie de la messe, Simon et Jacques trainèrent un peu dehors, dans l’air encore tiède et bourdonnant de l’été. Ils discutaient de ce chevalier, ponctuant leurs phrases par le bruit sec d’une mouche ou d’un moustique écrasé. Avec la haleur, ils étaient de plus en plus nombreux, mais ce soir en particulier. Les mouches étaient bien grasses, de la sorte qu’on trouve sur la viande au bout de quelques jours. Simon suggéra qu’il y avait peut-être un animal mort dans l’enceinte, et ils se mirent à le chercher. Au détour du cellier, ils trouvèrent autre chose. Une troupe de cavaliers, entourée de bourdonnantes bestioles, était en train de se matérialiser sous leurs yeux hébétés et dégoûtés.

Ulfrik à leur tête, rit de leur air bête, et leur tint en guise d’accueil ce discours : « Tiens, voilà deux grandes et fières âmes qui à la vue de quelques vers se pâment ! Sont-ce donc là les moines qui des viles tâches se dédouanent ? Toi, le grand, tu me sembles important », le flagorna-t-il moqueur « mène moi donc à Bertrand. »
L’instinct de Simon, altéré par ses années passées à jouer le prophète, lui fit répondre ainsi, bien malgré lui : « Vil mouchard, devant toi se tient Simon, qui dans ses rêves t’a aperçu en vision. Nullement surpris par ton arrivée je ne suis, et si je me tiens ici, c’est pour t’accueillir comme il se doit, Ô pourri. Tu ne souilleras point l’eau de notre puit, et d’ici tu repartiras sans tarder ! »

Ulfrik sourit, et du tac au tac lui répondit : «  Tu me sembles bien présomptueux petit, et tes visions que tu dis me sembles bien factices, mais tu es beau parleur, et tu m’amuses, viens donc boire à mon calice ! » Sur ces paroles d’un air complice, un nuage de mouche se dirigea vers les deux frères. Jacques hurla, pris de peur panique, et se raccrocha derrière son frère seul rempart qu’il voyait à proximité. Les insectes, par milliers, sinon par millions, vinrent buter contre leur dos, et sous la force du nombre, les firent peu à peu avancer vers Ulfrik qui leur tendait la Pourvoyeuse. Simon, paniqué également, et son esprit vidé par là même de toute velléité, pris de ses mains le calice et d’une traite le vida. Jacques était tombé dans les pommes, aussi y échappa-t-il ce soir-là.

Bertrand fut réveillé par un pressentiment, et se rua, en robe de chambre et lame au clair, vers le cellier bourdonnant. Il arriva trop tard pour sauver les deux moines : l’un était allongé au sol, l’autre buvait à jusqu’à la lie le gobelet maudit. Il hurla de rage, et chargea son rival ennemi, qui en le voyant arriver feint la surprise : « Oh, Bertrand, toi ici ? Jamais je ne m’y serait attendu ! Tu es en retard, comme d’habitude, mon cher. Et en plus, tu as du renfort ? »


En effet à ses cris, Jormund et Béalf avaient accouru. Trop tard, malheureusement. Ils se précipitèrent vers leurs deux protégés, et les trainèrent tant bien que mal loin de ses cavaliers odieux.
Ulfrik s’adressa à nouveau à Bertrand, et d’un air narquois lui susurra ceci : «  Mon cher ami, ne vois-tu point que le repos t’es interdit ? Partout où tu te traines, je te suis, et tu apportes autant que moi le malheurs où tu vas. Je suis magnanime pour cette fois, et te laisse une chance : quitte ce monastère séance tenante, et je ne toucherai à personne d’autre ici. »
Pris au piège, menacé et sous la pression, Bertrand s’exécuta. Il sella sa monture, qui rechigna de ne pouvoir se reposer plus longtemps, plia ses maigres bagages, et après avoir revêtu sa tenue de combat, pris la route et s’en alla. En passant le portail, il écrasa une larme sur sa joue : sa tunique sentait le savon. Les moines la lui avaient lavée… Cela faisait des mois qu’il n’avait pas porté un habit propre.

Ulfrik tint parole, et suivit Bertrand par le portail. Mais sa trace était toujours présente, et au matin, les moines vient Simon prendre la route. L’appel de la Pourvoyeuse se faisait déjà sentir, et il était attiré par elle. Jacques lui courut après, son baluchon à l’épaule, suivit de Jormund et Béalf, qui étaient toujours investis de leur mission de garde du corps.


Les moines les regardèrent tristement s’en aller, et la journée fut morose au monastère. Il passèrent une bonne heure à ramasser les milliers de mouches mortes à l’endroit où étaient apparus les chevaliers, et les truites de leur bassin firent un festin pendant plusieurs jours… ce fut bien là leur seul réconfort.

[Récit] Les truites de Gadestru

Fait directement suite à « Jacques et Simon Trévize », pour trancher la question de la corruption des truites.

Le père Sigille huma le fumet qui se dégageait de son assiette. Décidément, ce que le monastère avait perdu suite au départ des frères Trévize et de leurs gardes du corps, les truites l’avait gagné en chair et en parfum ! Au milieu des tintements des couverts du réfectoire, il écarta les quelques amandes effilées qui la recouvrait, puis commença à en ôter la peau croustillante, et saliva à l’idée de la chair tendre et rosée qu’il découvrit ainsi.

[Récit] Jormund et Béalf

Le soir ou Trévize, le célèbre armateur de Marienburg les avait fait convoquer, le capitaine leur avait dit, dans un soupir, de préparer leurs affaires et de ne rien laisser. La garde était toute leur vie depuis des années, et Jormund tout comme Béalf s’étaient inquiétés de se voir ainsi évincés. Le capitaine les avait rassurés en leur disant qu’ils restaient à la solde du Comte, mais qu’ils étaient détachés pour un temps indéterminés au service du riche marchand.

Ils avaient vite appris à être agacés par les deux jeunes bourgeois qu’ils devaient garder, et avaient accueilli avec joie la fin du voyage jusqu’au monastère de Gadestru. Le calme et la sérénité qui étaient à tous imposé ici leur fit le plus grand bien. Jormund n’avait jamais été très pieu… Ou plutôt, il n’y avait jamais mis les formes. Il n’allait pas dans les temples, ne révérait pas le clergé, et se tenait loin de toutes les manifestations, même s’il avait foi en Sigmar. Le monastère lui fit pourtant un plus grand bien qu’à Béalf, qui pour sa part était un fervent pratiquant. Béalf s’était rangé au rythme monastique : il priait, mangeait et dormait à l’identique des moines, mais ressentait souvent une certaine lassitude à cela. Jormund avait préféré mettre ses forces à disposition du potager. Il n’était pas moine, et bien qu’il se plia aux règles de vies, il ne comptait pas passer sa journée à prier et méditer. Il fit du bon travail, et personne n’eut quoi que ce soit à lui redire. C’est dans le labeur qu’il méditait : il passa des années heureuses. Loin de la ville, des cérémonies pompeuses, et des bourgeoises rieuses. À vrai dire, il envisageait de rompre sa garde à la fin de sa mission auprès de Trévize, et s’installer ici, si le monastère l’acceptait.


Béalf quant à lui se languissait de l’agitation citadine. La foi commençait à lui peser. Il voulait bien aller à la messe une fois par semaine, mais tout les jours, c’était lourd. Il s’y sentait pourtant obligé, et continuait d’aller prier en même temps que les moines, à toute heure de la journée. Cependant, il y trouvait un avantage : il se trouvait pratiquement toujours aux côtés de Simon et Jacques Trévize, et pouvait donc les surveiller à loisir. C’est ce qui le faisait tenir ce rythme infernal de prières journalières.

Lors du départ de Simon à la suite d’Ulfrik, les deux joueurs d’épée n’avaient pas hésité une seule seconde. Jormund à regrets, Béalf avec l’impatience de l’action imminente. Ils ne réussirent pas à convaincre Simon de faire demi-tour, celui-ce devenant hystérique à chaque fois que la chose était évoquée. Ils rattrapèrent bien vite le groupe hétéroclite d’Ulfrik, qui les attendait dans la forêt toute proche. Au détour d’un chêne, ils eurent la frayeur de leur vie en tombant nez-à-nez avec une créature monstrueuse, assise dans l’herbe douce d’une clairière. Elle était immonde, et se curait l’orifice nasal démesuré, où son poing en entier aurait pu entrer. Elle tourna ses petits yeux mauvais vers les quatre voyageurs, et se leva en grognant.
« Grut suffit !» Cria une voix grasse au loin. C’était Ulfrik. Il leur fit bon accueil, quoique moqueur, et accepta dans sa troupe Simon et son frère.

Jormund et Béalf étaient horrifiés de voir l’état d’insalubrité dans lequel étaient les chevaliers et leurs suivants. La vue des chairs nécrosées, adipeuses dont certaines zones grouillaient d’asticots faillit les faire vomir. Et pourtant, tous semblaient agir comme si de rien n’était : ils se tenaient en chevalier, cuisinaient, montaient la garde et se racontaient des blagues lors des veillées. Ulfrik leur permit de rester aux côtés de leurs protégés tant qu’ils n’essayaient pas de les enlever : les deux frères étaient là de leur plein gré, jurait-il, et Ulfrik ne tolèrerait pas que les deux hommes agissent à l’encontre de la volonté des membres de son groupe.

C’est ainsi qu’ils en vinrent à faire partie de la troupe errante. Ils la suivirent où qu’elle allait, et ils croisèrent Bertrand à de nombreuses reprises, qui était à chaque fois attristé de les avoir condamné à cette vie par sa seule venue au monastère. Jormund tenait le coup, après avoir appris à supporter l’odeur et à ne pas écraser les mouches qui venaient lui voler dans l’oreille. La première – et seule – fois où il avait écrasé une mouche, il avait faillit se faire embrocher par un des chevaliers bicéphale qui avait hurlé de chagrin en ressentant la mort de sa mouche préférée. Depuis il devait supporter les mouches. Et au final, il s’aperçut qu’à défaut d’être agréable, c’était plus pratique : il auraient dans le cas contraire été toujours en train d’en chasser.
Béalf devint fou. La vie monastique l’avait miné, et ce coup du sort, accueilli presque avec enthousiasme au moment de partir, se trouva être le coup de grâce. Il finit par boire au calice et rejoindre dans la déchéance Simon et Jacques.

Ce fut un coup rude pour Jormund qui se retrouva seul. Vraiment seul. Il refusait de partager leur repas, s’occupant lui-même de ses provision et de sa cuisine. Il n’avait plus personne à qui parler, et il regrettait de vouloir tenir ses engagements à surveiller et protéger les deux jeunes bourgeois. Il serait facile de les abandonner à leur sort. Ils étaient de toute façon perdus, et lui et Béalf avaient échoués à les protéger. Et pourtant, il continuait à veiller sur eux. Simon avait finit par basculer complètement dans la folie et se prenait pour une sorte de prophète. Il avait élevé des vers à partir d’un couple de lombrics empruntés à Messire Edmond, et se promenait désormais sur une parodie de palanquin, déplacé par la masse grouillante de ses plus fidèles fanatiques. La foule qui le portait n’avait pas d’esprit, juste un corps annelé formant un tube digestif à l’affut de ce que leur messie leur donnait à manger. Jormund avait déjà aperçut Simon prêcher à ses fidèles : accroupi au sol, il murmurait aux vers des inepties malsaines, soutenu avec véhémence par son frère qui improvisait des psaumes et des cantiques pathétiques. L’esprit de Béalf, qui s’était raccroché au seul élément de certitude qui lui restait, l’avait poussé à jouer à lui seul la milice armée fanatique de ce prophète, pourfendant de son épée gigantesque les oiseaux qui venaient picorer et faire des ravages parmi les rangs des fidèles. Plus d’un merle avait finit coupé en deux par ce zélé zélote pour avoir voulu engloutir un ver de terre dodu de la masse grouillante. Merle que le gras Édouard s’empressait de récupérer pour le diner du soir.

[Récit] Bastien le Bègue

Bastien banda son arc. Il ne pourrait pas lui échapper, la cible était trop facile. Il souffla longuement, et lâcha la flèche. La corde vibra, et la pointe fendant l’air émit son sifflement bref mais caractéristique, suivit d’un son mat. Simon hurla, ses cris et imprécations attirant Béalf commun chien de garde. Bastien ouvrit grand les yeux, une boule au ventre et le teint pâle. C’était un des vers de Simon qu’il venait de transpercer… quelle gaffe. Il rangea son arc en vitesse et déguerpit de l’endroit où il se trouvait, se carapatant plié en deux derrière les fourrés. Il savait que l’empennage de sa flèche le trahirait, mais il préférait mettre un peu de distance entre lui et Simon pour le moment.

Pas très malin, à moitié sourd et bègue, il n’avait jamais été très bien accueilli, ni dans son village natal, ni dans la tannerie où il avait travaillé quelques années. Il s’était enfui, et avait décidé de se joindre aux premières personnes croisées sur les routes qui accepteraient qu’il voyage en leur compagnie. Là encore, il avait essuyé un nombre incalculable de refus, plus ou moins polis, jusqu’à ce qu’il rencontre cette troupe de chevaliers. Bastien ne s’était pas inquiété de savoir qui ils étaient. Cela faisait longtemps qu’il ne s’en inquiétait plus. Ils dégageaient une sale odeur, mais il avait connu la tannerie, et franchement… cela lui avait appris à oublier de sentir les mauvaises odeurs. Ce qui l’avait le plus dérangé, au fond, c’était de se retrouver au milieu de chevaliers en armure. Il ne se sentait pas légitime en leur sain, d’autant que certains faisait bien sentir aux non-adoubés leur supériorité. Supériorité toute relative, car si elle avait été effective du temps où ils évoluaient à Castel-Graal, depuis qu’Ulfrik avait pris leur tête, il n’y avait plus de rangs, et tous étaient égaux dans les droits et devoirs.

Mais il s’y était fait, d’autant plus qu’on lui avait fait plutôt bon accueil, et ça, c’était la première fois que cela lui arrivait. Ils avaient beau être couverts d’asticots et de suinter la décadence, ils étaient de bons camarades. Bastien n’en demandait pas plus.

[Récit] Hernest’ le Gros

Au fil des années, la triste renommée d’Ulfrik avait grandi, et les rumeurs de ses méfaits s’était répandue bien loin de ses terres de sévices. La troupe avait son entrée dans le Codex des Dangers de l’administration d’Altdorf, une Rancune à Karaz-a-Karak pour avoir occis un nain tenancier d’une auberge, et on racontait cette histoire jusqu’à Kislev lors des veillées dans les troupes du nord.

La rumeur se portât jusqu’à Norsca, et aux oreilles de Varat Mirlson, alors jeune et en pleine recherche de gloire et de distinction. Sa quête le mena à partir battre la campagne dès qu’il fut assez fort pour se défendre seul. Il partit d’abord pour le nord, où par ses hauts faits il fut adopté par une tribu voué au Père des Pestes. Il n’y chercha pas la domination, mais plutôt la reconnaissance de ses exploits, allant chasser le troll à l’aide d’un poignard, ou le mammouth à coup de lances suintantes. Il fut adulé par les autres membres de la tribu, et désigné Protecteur du Khan. C’était bien évidemment un titre honorifique, tant parce qu’il était plus souvent en vadrouille qu’au village que parce que les gardes authentiques, s’ils le révéraient pour ses hauts faits, ne tolérait pas l’ingérence dans leur mission.

C’est finalement le devin du village qui trouvait dans Varat un rival indésirable. Il fut auparavant la seule autorité influente, et depuis que cet étranger était venu au village,  ses ouailles se détournait de la Voie des Vers pour écouter les promesses de gloire du colosse. C’est désormais lui qui décidait quelles seraient les prochaines expéditions, lui qui décidait quel créature devait être occises. Et lorsqu’il ne décidait pas et partait seul en chasse, nombreux étaient ceux qui le suivaient malgré tout, n’écoutant pas les prédictions alarmistes du devin. Il conçut alors un plan pour l’éloigner, et falsifia ses divinations pour lui promettre une gloire éternelle s’il partait au sud. Il organisa un conclave des sages, et avec une mise en scène extravagante, révéla les rumeurs qu’il entendait venir des terres du sud. Elles parlait d’une petite troupe errante de chevaliers vaillants voués à la même Puissance que Varat et le clan, qui par leurs exploits faisait résonner les spires de l’Ether.

Il enjoliva grandement les rumeurs, qui pour tout dire, parlait juste de quelques cavaliers semant la vie en même temps que la mort. Il ne savait pas en quoi consistait leurs actions, ni même s’il étaient encore en action où si leur renommé s’était bâtie sur quelques jours d’exploits, brillants mais fugaces comme un météore. Il avait perdu l’écoute des villageois, mais il n’avait pas pour autant perdu son éloquence ni son pouvoir de persuasion. Il mit tout en œuvre ce soir là, et réussi à convaincre Varat que s’il allait, il reviendrait un jour pour irradier toutes les terres noires de son aura de gloire.

Varat mis six mois à partir. Il prépara son odyssée méticuleusement, et sur les conseils d’un autre oracle, fit faire une copie du seul livre de son clan. C’était les annales du village, qui comptait ses hauts faits depuis sa fondation. Il avait en effet entendu dire qu’Ulfrik avait pour lubie la collection de ces objets de savoir. Il mis également ce temps à profit pour compléter son tableau de chasse de quelques monstres qui lui faisait cruellement défaut. Sa réussite dans ces duels titanesques lui fit croire que sa destinée venait de se révéler à lui, et c’est assuré et plein de vigueur qu’il prit la direction des terres du Sud à la tête d’une galère et d’une dizaine d’hommes qui s’étaient depuis longtemps détachés de l’autorité du Khan pour jurer allégeance à Varat uniquement.

Leur voyage dura longtemps, ramant avec vigueur, chassant la baleine pour manger, et laissant trainer leurs carcasses flottantes en offrandes pour s’assurer d’arriver à bon port. Ce seul voyage méritait de figurer parmi les annales de leur village, car ils atteignirent sains et saufs les terres du roi Louen. Leur arrivée ne se passa pas sans fracas : ils accostèrent à proximité d’un village de paysans, et leur apparence effrayante fit fuir ceux-ci jusqu’à la plus proche bourgade dotée d’une milice. Varat et ses hommes, qui ne s’intéressait pas pour le moins du monde à ces paysans mangeur de poisson, prirent la direction opposée après une courte échauffourée avec les gros bras du villages.

Ils mirent une bonne année à trouver Ulfrik et sa troupe. Ils les découvrirent en train de battre la campagne, juchés sur leurs destriers, le chef de la troupe se promenant sur une créature insectoïde géante, avec une bibliothèque sur son dos. C’est la première fois que les nordiques voyaient autant de livres rassemblés au même endroits… Ulfrik devait en effet être très puissant, car le gardien du registre, chez eux au loin, était parmi les personnes les plus importantes du village.
Varat se présenta à lui, demanda à ce qu’il les accepte dans sa suite, et lui fit don, quoi qu’il en soit, de l’ouvrage qu’il avait ramené par delà les mers salées. Ulfrik descendit de sa monture, rejoint par un chevalier monté sur un destrier au riche caparaçon noir blanc et or, qui ne pris, lui, pas la peine de descendre de monture ni d’ôter son heaume. Le sorcier corpulent, descendu de sa monture soulagée, fut intrigué par ce groupe, et leur demanda de se présenter plus en avant. Le fait que l’on parle de lui jusqu’aux contrées de Norsca ne l’émut pas, car la renommée lui importait peu. Il fut par contre très touché par le présent que Varat lui avait ramené. C’était un ouvrage doté de peu d’intérêt en soi-même, encore qu’il était riche en anecdotes intéressantes, mais il s’agissait surtout d’un ouvrage pratiquement unique. Et cela n’avait pas de prix, au temps des moines copistes d’Altdorf et de Bordeleau, pour qui un ouvrage unique devenait un livre grand public en quelques années. Il le plaça dans sa bibliothèque, hésitant longtemps entre la rangée des livres rares et celle des livres historiques, pour finalement le ranger dans les curiosités, tout proche de ses livres vivants.

Varat et ses suivant furent accepté, heureux, mais intrigués. Si la troupe avait une certaine prestance, il manquait la gloire qu’on leur avait promise. Ils ne semblaient pas outre mesure la rechercher, se contentant d’objectifs plus pragmatiques, comme chasser leur prochain repas, piller à l’occasion. Leur seul objectif fut pendant longtemps un jeu de chat et souris sadique avec un autre chevalier. Durant toute cette période, Varat et sa suite prenaient régulièrement des libertés avec le gros de la troupe pour aller chasser du gibier plus imposant que du lapin ou du sanglier.

Puis, lorsque le sort de leur rival fut scellé, la troupe dénuée d’objectif passa un temps à suivre les suggestions de Varat, et ajoutèrent de nombreuses bêtes à leur tableau de chasse. Le clou de leur collection était un monstrueux Jabberslythe, qui terrorisait une forêt et les villages alentours. Villages dont les habitants n’avaient jamais compris pourquoi cette troupe maudite les avait un jour libéré de la bête, et le lendemain pillé et occupé un village jusqu’à ce que les troupe de la cité les en déloge.

Varat tira son surnom d’un magnifique quiproquo avec un bouseux à moitié sourd qui s’était joint à la troupe. À son arrivée, Varat et Ulfrik discutaient du meilleur moyen de contourner une forte armée en campagne qu’ils avaient aperçut au loin, et qu’il leur fallait éviter sans perdre trop de temps. Varat, montrant de la main l’armée dont le nuage de poussière était visible au loin, dit à Ulfrilk que les troupes allaient vers l’Est, du moins le gros.

Le paysan, le prenant pour le chef de troupe, interprétant mal le geste, et ayant entendu la moitié des syllabes, lui tendit la main en disant « Ench-ch-chanté m’sieur Hernest’ le Gros, j-j’suis Bastien, mais tout l’mond’ m’appel’ le Bègu’. » Ulfrik était alors partit d’un grand rire, et avait entériné ce surnom d’Hernest’ le Gros dès le repas du soir, en racontant l’anecdote à tout le monde. Bastien fut applaudit, bien qu’il ne compris pas trop pourquoi, et toléré au sein du groupe. Son problème d’élocution et sa semi-surdité étaient souvent source de quiproquos et de fou-rires moqueurs, mais il était plutôt bon archer, ce qui manquait cruellement à Ulfrik parmi ses suivants.

[Récit] Barwolf et Viktor von Tira’ch

Les deux frères Tira’ch sont nés rivaux. À leur naissance, les jumeaux luttèrent pour sortir en premier du ventre de leur mère. Ce fut Barwolf qui poussa le premier cri, que Viktor suivit de peu. Cela devait se révéler prémonitoire. Viktor fut toujours second. De plus, le droit d’aînesse lui pesait terriblement. Pour les quelques minutes qui séparaient leurs naissances, c’est Barwolf qui avait récolté les droits et les devoirs, et ne se privait pas d’en faire usage sur Viktor.


Cette situation s’était poursuivie des années durant. Pour finir, lors de leur majorité, ils avaient tous deux choisi de s’enrôler dans l’armée de l’Empereur. Mais là où Barwolf se contenta des régiments de Talabheim, Viktor en profita pour partir loin de la tyrannie fraternelle. Il s’engagea dans les troupes du comte-électeur du Stirland. Cela fut un soulagement pour lui. Il devint un officier redouté, car hargneux et sévère. Malheureusement, ce répit fut de courte durée pour lui. Le sort lui revint de plein fouet. Le régiment dont il avait le commandement fut muté à Talabheim dans le cadre de la coopération militaire intercomtés… Et fût mis sous la responsabilité du commandant en chef local… Barwolf von Tira’ch lui-même.
Viktor enragea en apprenant cela, mais lié qu’il était par l’obéissance militaire, il ne put rien faire d’autre que courber l’échine et se plier, non sans protestation, aux ordres émanant de son frère. La coopération devait durer douze mois. Douze longs mois. Elle n’en dura pas quatre. Viktor finit par frapper son frère au visage, qui répliqua aussitôt. Leur bagarre d’une violence inouïe aurait valu un mois de trou et un autre de corvée à des soldats de seconde classe. Mais pour deux commandants de l’armée impériale, cela ne pouvait être si facilement toléré. Ils passèrent en cour martiale, et furent radiés de l’armée, condamnés aux travaux d’intérêt général. Ceux qui décidèrent de la sanction ne manquaient pas d’humour, puisqu’ils les envoyèrent creuser des tranchées pour l’armée en campagne contre les peaux-vertes, au sud. Intégrés aux « citoyens volontaires » qui participaient à l’effort de guerre, leurs bagarres étaient devenues monnaie courante. Un cercle de joueur avait même lancé un système florissant de paris.
    
La campagne fut assez brève, et semblable à nombre d’autres. La marée verte fut endiguée en quelques semaines, mais non sans pertes. Le secteur des civils, protégé par quelques maigres tranchées et un peloton d’arquebusiers, fut la cible d’une embuscade de gobelins, suffisamment malins pour éviter les troupes armées et se livrer au massacre et au pillage des retranchements non militarisés. Les quelques tireurs réguliers furent vite submergés, et les civils massacrés ou faits prisonniers, pour les plus malchanceux. Leur incivilité permanente sauva les Tira’ch. Même ici, ils avaient réussi à se faire mettre au trou par les autres civils, qui n’en pouvaient plus de leurs rixes incessantes. Enfermés chacun dans une cellule de fortune — une simple fosse de trois mètres de profondeur — ils échappèrent aux peaux-verte qui ne les virent pas… mais pas à la bande d’Ulfrik, qui passa par là deux semaines plus tard, la poursuite réciproque d’Ulfrik et de Sire Bertrand de la Fontaine les ayant menés par ce champ dévasté.
Les chevaliers sortirent de leur geôle les deux malheureux, trop affamés et trop épuisés et assoiffés pour se reprocher l’un l’autre les deux semaine passées au trou. Ulfrik leur donna un peu de la seule eau à sa disposition, celle du calice, ce qui les sauva autant que les perdit.
    
On ne change pas des années de rivalité, et au sein du groupe léprosé, leurs bagarres se poursuivirent, encouragées par Sire Énieul et Édouard de la Dent, qui, à leur tour, parièrent régulièrement sur l’un ou l’autre des deux frères, ou sur le nombre de dents qu’ils perdraient. Mais cela finit par agacer Ulfrik, qui, s’il était très tolérant, n’en pouvait tout simplement plus des deux frères. Il finit par trouver une solution pour les calmer, ou du moins, pour limiter leurs incessantes querelles. Il nomma Barwolf commandant de la Brigade, et Viktor, le seul et unique autre membre de cette Brigade, obtint le rôle de soldat du rang. Puis il offrit à Viktor un bouclier qu’il enchanta afin de rendre coup pour coup. Évidemment, Barwolf profita de sa nouvelle autorité pour frapper en toute impunité son frère, mais s’arrêta bien vite quand il se rend compte que son crochet du droit venait de lui arracher deux dents.
    
Les habitudes ont la vie rude, et il arrivait régulièrement à Barwolf de frapper Viktor, avant qu’une douleur soudaine ne lui rappelle bien vite qu’il valait mieux éviter cela à l’avenir. D’autant plus qu’il avait l’impression d’être atteint d’une nouvelle maladie à chaque coup qu’il portait à Viktor.
À Viktor, Ulfrik promit que s’il réussissait à se contrôler et obéir au doigt et à l’œil à son frère, leur situation serait peut-être un jour inversée. Tenu par cet espoir, il supportait tant bien que mal la situation, et ne souhaitait de toute façon pas se mettre leur chef à dos… c’était bien trop risqué !

Contrôle et rétrocontrôle, Ulfrik avait réussi à calmer les deux frères Tira’ch, les tenant sous le joug de promesses ou de menaces. Mais la tension entre eux était toujours palpable, et s’ils supportaient la situation, elle ne leur plaisait pas pour autant. Un jour, ils finiraient par exploser… Curieusement, Énieul et Édouard, privés de leur jeu, avaient d’ailleurs mis au point un pari évolutif là dessus.

[Récit] Madame de Barbouin-Bestu

Isabelle réajusta son heaume. Il faudrait bientôt qu’elle change les mousses à l’intérieur, en vieillissant elles s’étaient aplaties, et le casque n’était plus idéalement placé pour ses yeux. La hampe de la bannière lui lançait l’épaule, et les cahots du trot malaisé de sa monture lui faisaient un mal de chien aux fesses. Mais elle avait pris l’habitude, en quinze ans de chevalerie, de s’accommoder de ces inconforts. Elle lâcha la bride de Perle, sa jument, et fit un moulinet du bras pour délasser ses muscles. Même s’ils approchaient, les quelques heures de chevauchée qu’il restait avant d’arriver à Violecée-la-Plaine seraient longues. Ulfrik avait annoncé la fin du périple pour le crépuscule, et il lui tardait d’arriver. Édouard aussi, apparemment : cela faisait déjà une bonne dizaine de minutes qu’il épluchait les patates pour le soir pour gagner du temps. Décidément, il ne pensait qu’à manger, celui-ci. Elle avait entendu parler de lui durant ses années de service, et s’était moquée avec ses frères d’armes de ce chevalier pathétique dont les « exploits » avaient inspiré bien des chansons comiques… mais jamais elle n’aurait imaginé le compter un jour parmi ses compagnons, et encore moins parmi ses amis. Car elle devait le reconnaître, le sort s’acharna sur lui pendant ses années de chevalerie, mais ce n’était pas un mauvais bougre. Ils avaient bien vite sympathisé, et Isabelle avait quelques remords de s’être si longtemps moquée de lui sans le connaître.
    
À son grand dam, Sire Énieul fit quelques pas au trot pour la rejoindre. Il l’agaçait. Cet ancien seigneur ne devait pas avoir eu souvent l’occasion de côtoyer la gent féminine durant son règne. Ou il avait mis sa vertu au-dessus de tout, et s’était refusé certains plaisirs. Toujours est-il que depuis qu’elle avait rejoint la troupe, il n’avait cessé de lui tourner autour. Elle avait fini par accepter d’être sa porte-bannière, en espérant que cela le calmerait un peu, mais visiblement elle s’était trompée… Depuis qu’elle avait cousu la mouche d’or par-dessus ses propres armes, il semblait même être un peu plus entreprenant. Elle secoua un peu la chaîne de Perle, pour la pousser à accélérer un peu. Mais la créature semblait épuisée, tant par la chevauchée que par ses mutations encore récentes, auxquelles elle n’était pas habituée. Isabelle grommela. Elle avait toujours eu un caractère indépendant, qui lui avait d’ailleurs valu de réussir à devenir chevalier : elle était une de ces rares femmes à être adoubée par le Roy. Elle ne savait pas si l’attirance du seigneur déchu découlait de cette rareté, ou de la poitrine dénudée qu’elle arborait depuis quelque temps. Le frottement des plaques d’armures ou du tissu contre ses plaies au ventre étaient trop douloureuses pour qu’elle les recouvre… et même si elles ne saignaient plus depuis un bon bout de temps, elles refusaient de se refermer. Et puis cela l’amusait d’imaginer qu’on raconterait peut-être un jour la légende de la dame qui chevauchait tétons à l’air. Probablement que les détails seraient enjolivés, mais son expérience des veillées d’armes lui disait qu’il y avait là suffisamment matière à ce que l’histoire, et à ce que les fantasmes des soldats prennent. Qu’à cela ne tienne… elle trouvait agréable de chevaucher ainsi, surtout par la chaleur qu’il faisait. Elle espérait juste trouver une solution avant l’hiver, légende en devenir ou non, elle frissonnait déjà à l’idée du froid mordant et des flocons tombant sur sa peau nue.

Condamnée depuis sa naissance à ne jamais pouvoir enfanter, et liée par ses serments de chevalerie, elle n’avait jamais cherché à fonder un couple solide, et encore moins une famille. Cela lui convenait très bien jusqu’à présent. Elle en avait retiré une certaine expérience à repousser les prétendants qui ne lui convenait pas. Mais cette sangsue d’Énieul lui donnait du fil à retordre ! Elle héla Édouard, qui, tout en continuant de semer des épluchures, les rejoignit. Elle savait que cela aurait le mérite de rendre son prétendant jaloux et vexé, et donc de le faire bouder à l’écart du groupe. Cela ne rata pas, et au bout de quelques minutes de silence rageur, Énieul s’écarta d’eux, au grand soulagement d’Isabelle. Elle préférait nettement la compagnie d’Édouard. Même s’il était constamment désabusé, il avait la discussion agréable, et au moins il ne la reluquait pas à longueur de temps. C’était bien l’un des seuls, parmi la troupe qu’ils formaient. Et contrairement à ce qu’elle aurait pu croire, ce n’était pas les bouseux formant leur cortège les pires… Tandis qu’ils se contentaient de regarder le sol lorsqu’ils étaient à côté d’elle, humbles devant les chevaliers qu’ils servaient, ces derniers ne rataient pour la plupart pas une seule occasion de jeter un regard avide et furtif, qu’ils espéraient discret.

[Récit] Les Vers* de Béalf (acte II scène 4)

*à douze pieds, pas les lombric (ndlr)

Le soir, à l’ombre d’un aulne. Feu de camp. Jormund est assis en arrière-plan, une flasque à la main, dont il s’abreuve régulièrement. Béalf est debout sur une souche. Tout au long de la scène, il éructe régulièrement, au milieu de ses phrases.

BÉALF : Aaah, je me sens d’humeur ce soir !
JORMUND : (grommelant) Moi ce sont tes humeurs que je sens ce soir
BÉALF : Oh toi… (déclamant)
N’ai-je donc vécu que pour tes mesquineries ?
    N’en as tu point fini de cette jalousie,
    Qui te fait broyer en esquilles ma poésie ?
JORMUND : Mais ferme-là…
BÉALF : (l’œil torve) Non môssieur. Je fus un guerrier, puis un rebut de monastère. Ma vie s’est nettement améliorée quand j’ai rejoint Sa Cause. Le Prophète aux millions de fidèles. Mais il manquait quelque chose à ma vie. Je voulais clamer ses louanges. Ce cher Blanquette, vois-tu, m’a ouvert les yeux, et m’a fait voir mon potentiel. Lui c’est un artiste !
JORMUND : En effet… LUI…
BÉALF : Mes oreilles feront comme si elles n’avaient rien entendu
JORMUND : Je me demande d’ailleurs comment elles font d’habitude… Ne veux-tu pas les laver ? Tu as de la mousse qui pousse dedans !
BÉALF : Non ! Où habiterait Anne-Charlotte sinon ?
JORMUND : Qui ?
BÉALF : Anne-Charlotte voyons ! Ma mouche.
JORMUND : Ah. Je vois.
BÉALF : C’est une rareté.
JORMUND : Je vois.
BÉALF : Une espèce rare !
JORMUND : Je vois…
BÉALF : Et d’une variété peu courante ! Vois-tu ces pois bleutés sur sa carapace ?
JORMUND : Hum ? Ah… Oui.
BÉALF : C’est une rareté !
JORMUND : On le saura…
BÉALF : Vois-tu, dans l’élevage du Claude, on en a recensé seulement trois sur deux millions huit cent soixante-treize mille deux cent vingt-sept !
JORMUND : On lui dira…
BÉALF : On lui dira… On lui dira… (déclamant)
On lui dira, Ô Grand-Père, à ce jean-foutre,
Que s’il n’abdique pas, il en sera plein comme une outre !
JORMUND : Mais tu es pathétique ! Tu ne sais même plus compter tes pieds ? En fait, as-tu seulement déjà su ?
BÉALF : Suffit ! J’en ai assez de tes piques assassines ! Puisque tu n’es pas l’oreille qu’il faut à ma poésie, je m’en vais trouver une autre paire !
JORMUND : (soulagé) Aaah…

Entre Simon, juché sur son palanquin de vers.* Simon parle constamment à voix basse, comme s’il prêchait aux vers qui le meuvent.
* les lombrics, ici (NDLR)

BÉALF : (Se jetant à genoux) Maître !
JORMUND : (simultanément) Oh non…
SIMON : Entendez-vous ? Entendez-vous, Ô foule oubliée ? Entendez-vous ?
JORMUND : (à lui-même) Il ne manquait plus que lui… (à Simon) Allez-vous bien monsieur Trévize ? Puis-je faire quelque chose pour vous ?
SIMON : Entendez, ceci est la voix d’un infidèle.
BÉALF : (larmoyant) Moi je suis fidèle !
Ô maître aux mille enfants,
Accepteras-tu que je conte tes louanges ?
Feras-tu de moi ton scribe, ton bullaire ?
SIMON : Entendez-vous, mes frères ? Entendez-vous, la voix de ce fidèle ? C’est notre âme gardienne, celle qui veille sur nous. Et elle voudrait faire connaître votre voix. L’accepterez-vous ? (Pause. Simon semble guetter la réponse de ses vers)
JORMUND (se racle la gorge)
SIMON : Schhhhhht ! Ils tiennent là conciliabule fournis !
BÉALF : Ô vers, faites de mes vers vos vers ! Sinon j’en serais vert…
JORMUND : Je te sers un verre ? Pitoyable…
SIMON : Schhhhht ! (Pause) Les voilà qui ont fini. Ils m’ont dit que Béalf n’était pas encore prêt, non… pas encore prêt. Ils m’ont dit qu’ils entendaient Béalf, le soir, mais jamais devant les autres. Ils ont dit que Béalf devait d’abord faire ses preuves. Ensuite ils réfléchiront.
BÉALF : Maître…
SIMON : Mes fidèles, vous avez parlé, je ne suis que votre voix en ce monde.
BÉALF : (se relevant) Maître ! J’y vais de ce pas !
JORMUND : Béalf, non ! Voyons, pas à cette heure-ci ! Tu veux te faire rosser ?
BÉALF : La foi n’a pas d’heure, et j’ai foi ! (remontant sur sa souche, déclamant d’une voix timide au début, puis de plus en plus forte, pour finir en hurlant)
Ô peuple des bas-fonds,
Ô peuple des hauts-fonds,
Ô peuple !
Écoute, car voici la parole de Saint Simon,
Voici la parole de ses Millions, qui à travers lui s’expriment !
Par delà les temps, pas delà les éons,
Nulle trace, nulle poussière, rien que la nuit qui prime !
Nul être, nulle âme, nul dieu, nul ennemi !
Rien ne subsiste, car tout va aux vers !
Ils sont millions, ils sont milliards, ô vers infinis !
Les dieux sont défaits, leurs cultes flambèrent,
Les forteresses se sont effondrées,
Et leurs douves comblèrent !
Ô peuple des bas-fonds,
Ô peuple…
(Jormund, armé de sa flasque, lui donne un bon coup sur la tête. Béalf tombe évanoui)
JORMUND : Non mais…
SIMON : (levant les yeux pour la première fois) les Millions te remercient…
JORMUND : J’entends du bruit. Ils vont râler. Monsieur Trévize, allez vous recoucher… Nul besoin que quelqu’un d’autre que lui ne se fasse ennuyer par les Tira’ch.
SIMON : Les Millions n’ont pas besoin de tes conseils, et savent ce qui est bon pour eux.
JORMUND : À leur guise… Bonne nuit, monsieur Trévize.

[Récit] La perdition de Raphaëlle

Ô ma Dame, accordez-moi la vie… Depuis des années je vous sers, je vous prie, et en votre nom j’ai accepté de nombreux sacrifices. Je vous en supplie ma dame, accordez-moi cette nuit la vie. Raphaëlle était à genoux, prostrée devant le petit autel de sa chambre personnelle. Les yeux clos, l’esprit ouvert et toute à sa prière, rien d’autre n’existait à ce moment pour elle que sa foi en la Dame et son vœu de porter en elle la vie. Vêtue d’une légère robe de nuit, elle frissonna. Elle n’était plus une jeune femme, mais elle restait très agréable à regarder, à en croire les regards que lui jetaient les hommes sur son passage.
Une perle salée née au coin de son œil droit glissa sur sa joue, elle serra les dents et se redressa. Elle souffla les bougies une à une, se dirigea vers la porte et fit basculer le loquet en position ouverte. Non sans peine, elle souleva légèrement le lourd battant pour ne pas que les gonds grincent, et entrouvrit la porte juste assez pour se faufiler. Une fois dans le corridor désert, elle jeta un coup d’œil à droite puis à gauche par précaution, mais à cette heure-ci, personne ne traînait hors de sa couche. Paillasse pour les uns, duvet de plume pour les autres, l’heure était au sommeil, non aux promenades. Elle inspira un grand coup, s’efforça de retrouver son calme et de ralentir le rythme de son cœur, qui pour le moment battait la chamade d’angoisse. Légèrement plus apaisée, elle laissa ses pieds nus l’emporter dans la direction de la chambre personnelle du Baron de Vertille.

« Ô dieux de la vie… accordez-moi de procréer… J’ai toujours défendu votre cause, toujours porté vos valeurs. Ma foi se porte vers notre Dame, mais à travers elle c’est la vie que je vénère. Je vous en supplie, accordez-moi de porter la vie. »
Raphaëlle était recroquevillée en chien de fusil, sur le sol froid et humide de la grotte qu’elle occupait depuis une semaine. Une semaine rude, qui avait suivi son exil de Bordeleau. La nuit qu’elle avait passé dans la chambre du Baron laisserait à tous les deux un souvenir vivace, et tout semblait s’être déroulé selon le plan de Raphaëlle.
Mais Madame la Baronne avait réussi, d’une façon ou d’une autre, à avoir vent de leur petit secret nocturne, et, folle de jalousie car il y a bien longtemps qu’elle ne partageait plus le lit de son mari, avait fait exiler la demoiselle. Comble de l’ironie, Raphaëlle n’avait pas conçu. La Dame n’avait pas daigné répondre à ses requêtes, et l’avait laissée aussi infertile qu’à sa naissance.
Et depuis une semaine, abattue par cet échec, elle se morfondait et priait à qui voulait bien l’entendre de lui accorder un enfant.

Malheureusement pour elle, sa requête finit par être entendue par la mauvaise oreille…

[Récit] Les égouts de Port-Céleste

Ulfrik souffla un mot de pouvoir, et leurs habits séchèrent rapidement, mais devinrent raides, pris dans une gangue de vase et d’immondices asséchés. Pour pénétrer incognito dans la cité de Port-Céleste, ils avaient dû passer par les égouts. Beaucoup avaient râlé en apprenant ceci, cars ils avaient dû laisser leurs montures dans les bois à l’extérieur de la ville. Messire Edmond avait beau avoir accepté de leur servir de garde avec Grut, les chevaliers qu’ils étaient répugnaient à se déplacer à pied.

« C’est par ici » leur indiqua Ulfrik en empruntant le tunnel de droite. Il avait envoyé un essaim en reconnaissance, et il connaissait désormais le chemin exact pour atteindre les caves de l’Étude Icelienne, où les attendait – à son insu –  le sage Berthod. Jusque là, tout s’était bien passé dans leur expédition, et il espérait qu’il en allait de même pour ses gens qu’il avait laissé à Violecée-la-Plaine.
Il entendit bougonner derrière lui. Visiblement, Édouard n’appréciait guère que son garde-manger soit passé par les eaux usées… la volaille allait avoir un sale goût.
    
La troupe s’arrêta , et fit cercle autour de leur guide. Visiblement, la bouche d’égout qui allait leur permettre de pénétrer à l’intérieur était juste au dessus d’eux. Ulfrik accéléra la corrosion qui rongeait déjà les bords de la grille métallique, et en quelques minutes, la grille se décrocha dans un crissement sinistre, et tomba dans le liquide crasseux à leurs pieds, éclaboussant largement la troupe. On entendit un tintement dissonant, auquel Ulfrik répondit d’un grognement « Range ta lame, Énieul, imbécile. Comment comptes-tu comptes grimper avec ça ? »
Penaud, le chevalier rengaina sa rapière rouillée.
« Ou alors tu me tiens compagnie ici ? » ricana Édouard d’un rire gras sous le regard furieux de Messire Énieul. « Moi, les gars, je ne passe pas par ce trou. Je vous garde le passage dégagé. »
« Et bouffer un ou deux rats, non ? » sourit Monseigneur Gérald
« Nan, c’est dégueulasse un rat. Ça pue la morve comme viande. »

Ulfrik mit fin à la discussion en leur intimant de monter. Ils se trouvaient dans un cellier plein de victuailles. Gérald émit un long sifflement en voyant ça. « Édouard ! Trouve de quoi faire un radeau avec les merdes qui traînent dans les égouts, on refait notre stock de bouffe au retour ! »

« Bon, maintenant silence. Plus un mot. Celui qui l’ouvre, je lui coud les lèvres » Tous savaient que lorsqu’il avait cette intonation, Ulfrik ne plaisantait pas. La partie sérieuse commençait. Il ne s’agissait pas d’alerter toute la Garde Noble de l’Étude, ou ils risquaient d’avoir de sérieux ennuis.