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[Récit] La Quête de la compagnie de Grégoire – Partie 4

Leurs échanges théologiques durèrent toute la journée. Les arguments et contre-arguments allaient bon train. Les tirades passionnées et érudites recevaient quelques applaudissements polis, et chaque chevalier avait plusieurs fois changé de camps dans les oppositions d’arguments. Et à la fin, tous étaient convaincus, et chacun s’était tacitement mis d’accord sur un fait : lui seul était le vrai dépositaire de la Dame, les autres se fourvoyaient ou imaginaient. Ainsi, l’orgueil démesuré des chevaliers et leur mépris pour moins dignes qu’eux-mêmes réussi à clore le débat. Sir Grégoire, peu actif dans cette discussion passionnée — qui fut proche de voir les lames tirées — s’était rapidement fait à cette idée. À vrai dire, il en avait été certain, et soulagé, dès l’instant où ses compagnons avaient évoqué l’appartenance des voix qui s’adressaient à eux. Tout s’éclairait à présent. Si d’autres chevaliers avaient pu recevoir la bénédiction avant lui, c’était pour préparer la coutume avant sa naissance. Si sa mère avait daigné leur accorder une étincelle de sa sagesse, c’était pour que lui-même, lorsque le temps serait venu, embrasse la voie d’un Chevalier de la Quête. Mais aucun d’entre eux n’avait connu Sa véritable voix. Aucun d’entre eux n’avait été bercé par les bras doux et protecteurs de son incarnation physique. Et aucun de ses compagnons actuels n’avait même reçu d’appel de la Dame. Ils le suivaient en quête de gloire et d’honneur, seule monnaie que ces mercenaires faussement vertueux, mais complètement hypocrites acceptaient. Ils avaient au moins cela pour eux : la lucidité d’avoir reconnu en lui quelqu’un d’exceptionnel, et de lier leur destinée à suivre ses traces.

La forêt bruissait de mille fourmillements d’un bestiaire minuscule. Milles-pattes, cloportes, coccinelles fourmi et autres insectes se partageaient les frondaisons, tandis que mulots et écureuils furetaient, les uns dans les feuilles mortes, les autres en haut des cimes, à la recherche de graines à rapporter à leur progéniture. À chaque pas des chevaux, une nuée de minuscules moucherons et d’insectes sauteurs s’enfuyaient à quelques mètres, crissants, bruissant et grésillant, agacés d’être ainsi dérangés. La frondaison au début éparse ne laissait désormais plus que rarement filtrer un rayon de soleil doré entre les feuillages, mettant en valeur la vie qui s’épanouissait dans ces bois.

Le Duc Grégoire ouvrait fièrement la marche, mais grommelait intérieurement de ces dizaines de toiles d’araignée tendues entre les arbres qu’il arrachait en passant. Il n’y avait rien de glorieux à s’essuyer sans cesse le visage pour se débarrasser des filins collants et, comble de l’infamie, bien souvent gorgés de moucherons empêtrés. Pourtant, il allait sans hésiter. Ils approchaient, il n’allait pas gâcher cet instant de grâce en se plaignant de vulgaires arachnides. L’absence de sentier marqué mettait un frein à leur progression, mais ils finirent par arriver à une partie de la forêt qui s’éclaircissait. Ils aperçurent sous les branchages lointains un espace dégagé… une clairière, sans doute, et se dirigèrent vers la lumière. Après quelques dizaines de mètres, le Duc Grégoire émit un gargouillis étranglé. « Messieurs… j’aperçois un reflet ! C’est une étendue d’eau ! »

Il avait du mal à contenir son excitation, et sa voix était étrangement haut perchée. Il y eut des vivats derrière lui, et il accéléra légèrement le rythme. Ils arrivèrent bientôt à un magnifique étang. Vision idyllique s’il en est. L’eau calme n’était troublée que par la danse infernale des gerris sur ses rives où poussaient de nombreux joncs et roseaux. Ils mirent pied à terre, et s’enfoncèrent de dix bons centimètres dans la mousse humide. Aucun son ne sortait leur bouche, muets d’émotion qu’ils étaient. Leur plus grand rêve, le plus grand rêve de n’importe quel noble bretonnien était en train de se réaliser pour eux. Le Duc Grégoire se retourna et regarda ses compagnons, les yeux brillants de larmes. La gorge serrée, il leur adressa un signe de tête, et fit à nouveau face à l’étendue d’eau plate qu’une carpe venait de troubler, et avança de quelques pas.

Il ferma les yeux, et respira toutes les senteurs de la forêt, se laissa envahir par toutes les sensations que son ouïe et son odorat pouvaient recueillir. Puis il fit le vide dans sa tête. Perdu dans l’obscurité de ses yeux clos, il fit défiler le film de leur quête à toute vitesse. Puis ce fut le vide complet. Il ne pensait plus, ne ressentait plus rien. Il ne pensait même plus à ce qui l’avait conduit jusqu’ici.

Il ressentit une présence.
À la fois proche, et lointaine.
Familière et étrangère à la fois.
Ses yeux étaient toujours fermés, pourtant il avait l’esprit plein de lumière.
« Grégoire… Grégoire… »
Il ne répondit pas, terrifié et anxieux d’être enfin jugé pour tous ses actes passés.
« Grégoire… » continua de susurrer la voix à l’intérieur de sa tête.
Il entrouvrit la porte de son esprit, essaya d’apercevoir la source de la voix.
« Grégoire… »
La voix lui rappelait quelqu’un.
« Grégoire… »
Une voix familière. Venue des tréfonds de sa mémoire. C’était comme… comme sortir d’un rêve. Se raccrocher à un élément issu d’un monde oublié pour un temps, et que se rappelle à vous. Les cloches du temple par exemple, qui carillonnent le matin, vous tirant d’un rêve où ni cloches, ni temple, ni rien de tout ce qui vous est connu n’existe, et qui, pourtant, vous y sont familiers.
« Grégoire… »
C’était la voix d’une personne disparue depuis longtemps.
Une personne aimée.
Une personne chérie.
Une personne… qu’il a cherché toute sa vie.
« Grégoire… »
Une larme coula sur sa joue.
« Grégoire… »
Il baissa la garde de son esprit, l’ouvrant complètement.
Tout lui revint. Sa quête. La raison de sa présence ici. Il se souvint de l’être disparu. De qui elle était. De ce qu’elle était.
« Mère ! » cria Grégoire larmoyant en tombant à genoux, les yeux grand ouverts.
« Si tu veux »

[Récit] Paradigmes Théologiques

« Voyez-vous mon bon monsieur, je pense que vous n’avez pas bien appréhendé les réflexions transmatérialistes de Messire Joliac de l’Étude Icelienne… à vous écouter, nous comprenons clairement que ses arguments à propos de la fragmentation spirituelle des entités subdivines »
« Monsieur, je ne vous permets pas ! Oseriez-v… »
« Monsieur, je vous arrête ! Il n’est pas question d’oser ou non, mais d’éclairer des faits. Ce n’est pas un avis personnel que d’affirmer que vous n’êtes pas apte à les entendre. C’est une évidence logique, nos compagnons, j’en suis certain, abonderons en mon sens, et croyez bien que j’en sois désolé » assena Monsieur de Moussac en esquissant une révérence du mieux que le permettait sa situation de cavalier.
Hector Arléïs n’en menait pas large. Le manque de soutien de la part de ses compagnons était sans équivoque, il avait fait une erreur en abordant le sujet. Pourtant l’idée lui avait paru bonne, et l’auteur peu connu… manifestement il s’était trompé. Plutôt que d’essayer de répliquer, il abdiqua d’un signe de tête. Messire Jolinard, laissant passer un court silence, repris la conversation :
« Poursuivez, Monsieur de Moussac, poursuivez. Pourriez-vous développer votre argumentaire en faveur de la fragmentation spirituelle ? »
« Et bien voyez-vous, il est assez courant, en fait, de constater la fragmentation spirituelle sur des entités immatérielles. Nous ne parlons pas ici, mes amis, d’entités subdivines, mais d’esprits et de démons mineurs. Les recherches de l’Étude Icelienne ont montré que lorsqu’un tel esprit, qu’il soit anima malis ou anima bonis, c’est-à-dire animé de bonnes ou mauvaises intentions à l’égard du corps et de l’esprit qu’il investit… »

« J’émets quelques réticences à ce sujet… » tenta de l’interrompre Vassily de Vives-Épines, en faisant volter sa monture, mais sans succès, car Monsieur de Moussac poursuivi sans daigner s’arrêter : « Je vous en prie, Monsieur, nous ne débattrons pas, si vous le voulez bien, du fait que la possession en soi puisse être essentiellement considérée comme anima bonis ou non, là n’est pas le sujet. » Le Seigneur de Vives-Épines inclina la tête. « Poursuivez, Monsieur, poursuivez. Veuillez me pardonner cette impromptue interruption. »
« Monsieur » fit le chevalier Moussac en signe de pardon. « Comme je le disais donc, l’Étude Icelienne a montré que lors de telles possessions, l’esprit en question n’investit pas, comme l’eau pourrait remplir un pot, l’esprit — ou le corps — qu’il s’est attribué. En réalité, nous pouvons constater que l’anima possesseur se fragmente. Oui, messieurs, il se scinde en deux. Une partie, seulement, s’occupe de ce que l’on appelle couramment la possession, et cette partie n’est pas en soi consciente. En fait, il s’agit principalement d’impulsions spirituelles et sentimentales émises par l’anima, une sorte de noyau reprenant ses inclinaisons principales. »
Arléïs profita d’un petit silence pour faire avancer sa monture à hauteur de Monsieur de Moussac, et l’interpella : « Monsieur, veuillez me faire amende honorable, je me repends pour ma maladresse de tout à l’heure… pourriez-vous me détailler ce que vous entendez par non consciente ? Est-ce à dire que ce fragment, en soi, est incapable d’agir ? Ou qu’il peut agir, mais sans… préméditation, pour ainsi dire, de ses actes ? »
« Monsieur, bien entendu je vous pardonne pour votre maladresse, ainsi que vous la nommez », lui répondit Monsieur de Moussac avec un petit sourire satisfait. Il prit un temps de réflexion, et inspira longuement avant de répondre. « Et bien pour faire simple, il peut agir — et il agit — sans préméditation, sans plan et sans volonté. Si d’aventure l’esprit possesseur était anéanti sans que la possession prisse fin auparavant, son hôte serait libre de son contrôle. L’esprit n’étant plus, il lui est évidemment impossible de contrôler la personne en question. Toutefois, ce noyau que j’évoquais, nommé sentimentalis corris par les chercheurs de l’Étude ne disparaît pas de l’hôte. Il reste implanté au plus profond de son âme, et continue d’émettre des impulsions sans cohérence, qui vont conditionner les actes de l’hôte. Ainsi, bien qu’il ne soit plus sous le contrôle de l’esprit, il n’est pas totalement maître de ses actes pour autant. Cela donne, au mieux, des êtres particulièrement impulsifs et lunatiques, et au pire, des aberrations que l’on considère généralement comme des fous. Lorsque cela se produit, la durée de vie de l’hôte est extrêmement courte : soit ses actes finissent par être dangereux pour lui-même, soit il est tout simplement dangereux pour autrui, et bien souvent lynché par les populations, condamné à mort ou écroué. »

Il jeta un regard à ses compagnons, tentant de déceler ceux parmi eux qui n’avaient pas compris. L’art du débat lui était cher, et en bon stratège, il tentait toujours de savoir quelles étaient les faiblesses et les forces de ses opposants. Il fut déçu de constater qu’aucun d’entre eux ne semblait perdu. Soit ils étaient déjà au fait de cette explication sommaire, soit ils n’avaient pas eu de difficulté à suivre ses paroles. Respirant à nouveau profondément, il flatta l’encolure de sa jument, puis reprit son exposé.

« Pour la suite, je vais devoir prendre un exemple un peu honteux, et j’espère que vous pardonnerez de penser à de tels actes peu honorables… En la matière, je n’ai, malheureusement, pas réussi à trouver plus parlant. Aussi j’espère que l’un d’entre vous me donnera une comparaison meilleure. Car voyez-vous, je vais évoquer les actes fourbes et peu honorables que sont l’espionnage et la manipulation. » Une petite comédie de murmures offensés surjoués éclata.

« Messieurs, messieurs, veuillez m’excuser… Voyez-vous, comme je le disais donc, je vais devoir évoquer espionnage et manipulation. Car le sentimentalis corris est bien ceci : un espion et un manipulateur quasiment infaillible. C’est une sorte d’avant-poste dans l’esprit de l’hôte, qui à la fois transmet toutes les pensées de celui-ci à l’anima, et lui permet de faire agir son hôte en émettant des impulsions sentimentales ou spirituelles au cœur même de l’âme de celui-ci. Ainsi, ce que nous appelons couramment possession n’est rien d’autre qu’une fragmentation d’un anima en deux parts distinctes : le sentimentalis corris d’une part, et l’anima minoris d’autre part. Comme nous l’avons vu, s’il ne subsiste que le sentimentalis corris, l’hôte devient incontrôlable. Mais si l’hôte est détruit alors qu’il est encore sujet à possession, le sentimentalis corris s’évanouit avec lui, piégé par l’effondrement de la demeure mentale de l’hôte. Ne subsiste alors plus que l’animalis minoris qui est amoindri, incapable de quitter le monde matériel et qui erre sans ressentit, au hasard, un peu à la façon d’un hôte dont l’anima minoris aurait été détruit avant la fin de la possession. Voilà, messieurs, ce que je peux vous dire en ce qui concerne la fragmentation effective des entités immatérielles mineures. »

Une salve d’applaudissements polis et respectueux ponctuèrent la fin de son discours. Quelques félicitations pour sa clarté d’élocution, et sa maîtrise du sujet fusèrent, lui tirant un sourire de fierté non dissimulée. Ils chevauchèrent ainsi quelques minutes durant, silencieux, essayer d’appréhender tout ce qui venait de leur être dit, et préparant leur contre-argumentation pour ceux d’entre eux qui n’adhéraient pas à cette vision des choses, et qui remettaient en doute le bien-fondé des recherches de l’Étude Icelienne à ce sujet. Hector Arléïs méditait lui aussi à ce propos. Il se rendait bien compte de son ignorance en la matière, et s’en voulait d’avoir commis l’erreur de vouloir paraître instruit du sujet. Pour autant, il était vraiment curieux de voir comment Monsieur de Moussac allait étendre le sujet aux entités subdivines… Plutôt que de lui demander de poursuivre, il choisit une approche détournée. Tandis qu’ils pénétraient dans un sous-bois peu lumineux, il lança à voix haute, afin que chacun puisse l’entendre : « Tout de même… Je n’ose imaginer de quelle façon les chercheurs de l’Étude ont obtenu ces preuves qu’ils avancent. Comment ont-ils conduit leurs études ? Pas par la pratique, bien évidemment ! » s’esclaffa-t-il d’un air faux. Aucun ne s’y trompa : il accusait bien les chercheurs d’insanité, et de perversion érudite qui les avait amenés à expérimenter des possessions sur plusieurs sujets. « Comment font-ils en ce qui concerne les entités subdivines ? Vont-ils les disséquer également ? En ont-ils une bonne poignée sous la main à sacrifier sur l’autel du savoir ? » poursuivit le chevalier, sarcastique.

« Monsieur, j’entends bien votre inquiétude en la matière, » répliqua Monsieur de Moussac. Je n’approuve pas toutes leurs méthodes, mais je me fie à leur grande connaissance et à leur sérieux. Concernant les entités subdivines, il s’agit uniquement de modèles théoriques, bien évidemment… Et ces modèles théoriques, à vrai dire, rendent impossible dans ce qu’ils avancent l’expérimentation pratique comme c’est le cas pour les entités immatérielles mineures. »

«  La belle affaire » ricana Vassily. « Ils sont effectivement très forts, ces chercheurs… »

« Monsieur, un peu de respect, je vous prie. Vous n’adhérez peut-être pas à leurs argumentaires, ils n’en demeurent pas moins des êtres respectables » répliqua le Seigneur ElCarré. « Et ils ne sont pas les seuls à soutenir cette théorie. Bien que par des voies et des mots différents, les érudits arabiens ont des pensées similaires en la matière, il me faudra vous les exposer ce soir, assurément. »

Vassily fit un signe de tête repentant : « Monsieur, » tandis que Monsieur de Moussac reprenait son exposé, avide de les voir boire ses paroles. « Maintenant que vous comprenez les principes d’anima minoris, et de sentimentalis corris, laissez-moi vous parler de leur conception des entités subdivines. Messieurs, vous n’êtes pas sans savoir que c’est un sujet qui divise… dans notre équipée, bien entendu, mais également dans l’ensemble du monde érudit. Je vous prie donc de m’accorder votre écoute respectueuse, et de ne point m’interrompre dans mon exposé. Cela est un peu ardu, aussi je préférerai que nous gardions votre argumentation pour après. Je vous prie également de garder à l’esprit que je ne ferai pas part ici de mes convictions personnelles, mais que je vous exposerai simplement l’état actuel des recherches Iceliennes. »
Ses compagnons lui donnèrent leur parole solennelle qu’il ne serait pas interrompu. Satisfait, il commença donc la seconde partie de son exposé. « La manipulation par le biais d’une entité immatérielle n’est donc possible qu’en présence d’une fragmentation d’un anima. La possession ne peut donc pas avoir lieu si seulement l’une des deux parties subsiste, car ni l’hôte ni l’anima n’en sortiraient indemne. C’est donc dans ce lien entre les deux fragmentations qu’existe le contrôle. Les entités subdivines, dont fait partie, selon certains érudits, notre Dame… Messieurs s’il vous plaît. Vous m’aviez promis… Je disais donc que dans le cas des entités subdivines, bien que le modèle soit une extrapolation de celui des entités mineures, il faut procéder à une nouvelle qualification. Il ne s’agit pas d’entités mineures plus puissantes, bien que cela existe, évidemment. Il n’y a pas de comparaison possible entre des entités subdivines et des anima, que cela soit dans leur être ou dans leur puissance. Certaines entités mineures sont plus puissantes que certaines entités subdivines, et vice-versa, tout comme certains poissons sont plus puissants que certains hommes.
Une entité subdivine, selon la position officielle de l’Étude Icelienne, est une entité fragmentaire. Cependant, sa fragmentation n’a pas lieu par amputation, pourrait-on dire, comme dans le cas sentimentalis corrisanima minoris, mais par fragmentation démultipliante, ou fragmentation additive. Rien de paradoxal dans ces deux expressions, vous allez le comprendre sous peu. Le principe est qu’une entité subdivine existe uniquement sous forme de sentimentalis corris. »
Un bruissement de murmures étonnés vint l’interrompre.

« En effet » reprit-il. « En effet : uniquement sous forme de sentimentalis corris. Une entité subdivine est, selon cette théorie, un ensemble non-conscient d’impulsions sentimentales ou spirituelles. Imaginez-vous, mes amis, quelle conviction il faut pour oser ne serait-ce qu’imaginer que la Dame puisse être une entité décérébrée et non-consciente ? Pour cela je prête foi aux dires des chercheurs. Aucun esprit sain ne pourrait lancer une telle idée sans être absolument sûr de ses dires… »
« Mais voyez-vous, si nous considérons ceci uniquement comme des anima, nous tomberions dans le cas d’une possession interrompue. Or, ce n’est pas le cas. J’ai parlé de fragmentation additive, il me faut maintenant vous détailler cette expression. Sachez que deux écoles de pensée existent à ce propos… Voici la première. L’idée est qu’une entité subdivine est composée d’une multiplicité de sentimentalis corris. Un ensemble d’impulsions sentimentales ou spirituelles partagé par un nombre potentiellement infini d’êtres, formant un tout cohérent sans perdre l’indépendance de chaque fragment. Dans cette version, une entité subdivine naît du partage de sentimentalis corris identiques entre plusieurs individus. C’est donc par le partage de valeurs communes, de pensées communes et de sentiments communs entre des êtres distincts qu’une telle entité apparaît. Pardonnez-moi de la prendre ici en exemple, mais prenons le cas de la Dame. Elle apparut pour la première fois à Gilles le Breton, loué soit-il, au moment où un sentiment d’honneur et d’unité latent flottait sur les terres qui sont nôtres aujourd’hui. D’où la notion de fragmentation additive. Selon cette théorie, la Dame serait née de ces sentiments partagés par un nombre grandissant de personnes. Amenée à l’existence, cette entité non-consciente… Messieurs ! S’il vous plaît ! Cette entité non-consciente, disais-je, acquiert une certaine autonomie. Elle tire sa force du nombre de sentimentalis corris la constituant, et cette force lui permet à la fois de faire naître ces sentiments chez autrui, et de s’exprimer plus fortement chez certaines personnes particulièrement réceptives, en leur inspirant, par exemple, des quêtes comme la nôtre, ou des visions, des rêves, qui n’émaneraient donc pas d’une conscience extérieure, mais bien d’une exacerbation de sentiments présents au cœur de nos âmes. Si je puis m’exprimer ainsi, selon cette théorie, nous sommes tous la Dame. Car par nos actes et nos pensées, nous formons cette force qu’elle possède. Toujours selon cette théorie, une nouvelle entité subdivine peut donc apparaître à tout moment, ou disparaître si plus personne ne partage les sentiments la constituant. Elle peut tout à fait reparaître lorsque l’époque et les esprits seront revenus vers ce qui la constitue. »
Vassily de Vives-Épines bouillait. Ce qu’il entendait n’était que blasphèmes, et il lui fallait mobiliser tout l’honneur de la parole donnée qu’il possédait pour se retenir de provoquer en duel son compagnon immédiatement. La mâchoire serrée et les oreilles sifflantes, il préparait déjà en pensée son discours afin de provoquer le duel dès la fin de l’exposé de Monsieur de Moussac.

« Venons-en à la deuxième version de cette théorie. Plutôt que de considérer qu’une entité subdivine est constituée par le partage de sentiments communs, et donc former une entité non-consciente mais puissante, cette thèse propose la position inverse : il s’agit bien d’une entité consciente, qui a la possibilité de se fragmenter en un nombre illimité d’éclats, chacun réceptacles de la totalité de l’esprit subdivin. Il ne d’agit donc pas d’une fragmentation destructrice, mais plutôt d’une démultiplication unifiante — comprenez, messieurs, qu’à chaque fragmentation ne “naît” pas une nouvelle entité équivalente : il s’agit bien de la même. D’où l’expression usitée de fragmentation démultipliante. La conséquence première est que l’entité subdivine, consciente, souvenez-vous, dans cette hypothèse, a capacité de posséder — ou de manipuler — ses hôtes par cette démultiplication. Chaque fragmentation sera donc consciemment réalisée, dans un but précis, probablement en premier lieu l’extension de sa sphère d’influence. Pour autant, cette capacité à se démultiplier est limitée. En effet, nous supposons — toute-puissante que soit dans notre idée une divinité — qu’il y a nécessairement besoin d’une certaine proximité entre un être d’ores et déjà hôte, et l’être qui va recevoir une fragmentation. Quelle échelle de proximité est nécessaire, nous n’en savons rien : contact physique, quelques mètres ? Peut-être même que la distance évolue en fonction de la puissance de la divinité, ce qui pourrait expliquer les différences notables d’aires d’influence de celles-ci. »

« Comme vous pouvez le constater, les deux théories sont proches, mais sont deux paradigmes fondamentalement différents. Pour autant, un courant de pensée en vogue pencherait pour accepter les deux théories simultanément, arguant le fait que si l’une d’elles décrit les divinités, l’autre décrirait les entités subdivines. Ces derniers, issu en ligne directe de l’école de pensée de St Maximin de Pers — qui a vécu il y a déjà plus de deux cents ans — estiment que les entités divines sont non conscientes, c’est-à-dire qu’elles correspondent au premier cas que je vous ai exposé, tandis que les entités subdivines seraient conscientes, et donc au fait de leurs actes, plus proches, à ce titre, des anima que nous évoquions il y a quelque temps, plutôt que les déités. Si cela peut sembler étrange de prime abord, un petit temps de réflexion nous permet de constater qu’une entité divine est bien au-delà de l’idée d’influence, de possession ou encore de persuasion, instincts bassement mortels liés à une temporalité réduite d’action, et qu’à ce titre, elle n’a pas a agir, simplement à être. Exister, par delà nos chairs, et grâce à nos chairs. »

« Monsieur » articula lentement Vives-Épines « Je ne saurai tolérer un mot de plus de votre part ce jour. Vos hérésies mériteraient le bûcher, quand bien même vous vous protégez derrière l’objectivité scientifique douteuse de l’Étude Icelienne de Port-Céleste, les proférer suffit à leur porter crédit, et donc à mériter d’être occis proprement. Un mot, encore, et je vous défie. La seule raison qui m’empêche de vous abattre sans remords est votre présence en ce groupe, et le fait que je crois que nul ne peut embrasser une telle quête sans être profondément et intimement pieux. »
La bouche de Monsieur de Moussac s’étira en un mince sourire, mais il ne dit mot. Il était fier de son discours, et comprenait que cela ait heurté l’esprit de son compagnon d’armes. De toute façon, le sujet n’était pas clos, et il aurait bien le temps de revenir sur certains points. Le silence se fit, et chacun méditait à l’écoute du pas des chevaux et des oiseaux gazouillants.

« Mais, Messieurs… » commença le chevalier Arléïs « Une chose m’échappe. La Dame est-elle donc une divinité ou une subdivinité ? »
Vassily de Vives-Épines hurla de rage, tandis que leurs compagnons partaient d’un grand rire, sous le regard penaud d’Arléïs.

[Récit] La Quête de la compagnie de Grégoire – Partie 3

Le matin, pris d’une fébrilité qu’il ne s’expliquait pas, l’air ailleurs, mais déterminé, le Duc Grégoire décréta que leur troupe irait vers la direction du soleil levant. Habituellement, ils choisissaient ensemble leur destination, et jamais l’un d’entre eux n’avait décidé seul de leur orientation. Mais face à l’attitude étrange de l’initiateur de leur quête, les six hommes s’inclinèrent, sentant que quelque chose avait changé. Tous avaient encore en mémoire leurs échanges de la veille, et si le sujet ne fut pas évoqué de nouveau, les regards lourds de sens et teintés de fierté qu’ils se jetaient mutuellement valaient tous les discours : Messire Grégoire avait reçu un signe. Si certains le jalousaient, la plupart acceptaient le fait que tous ne reçoivent pas les premiers signes en même temps. Après tout, auraient-ils osé se lancer dans un tel périple sans la foi contagieuse du Duc Grégoire ? Ne méritait-il pas plus qu’eux-mêmes de recevoir la première Illumination ? Ils patienteraient : leur attente ne serait plus longue désormais.

Pourtant, leurs certitudes s’écaillèrent au fur et à mesure que les jours passaient. Sir Grégoire, s’il maintenait la direction de l’Est, ne leur avait pas parlé d’un signe quelconque. En fait, il ne leur avait pas beaucoup parlé, et à part ceci, rien ne semblait avoir changé… L’esprit de Grégoire était confus. Il sentait qu’il devait aller à l’Est, mais il ne comprenait pas pourquoi. Il espérait que ce soit un appel de sa mère, mais quelque chose, au fond de lui, le retenait d’en parler à ses camarades. Ses nuits étaient étranges, il dormait d’un sommeil profond, mais il s’en éveillait au matin sans se sentir reposé. Comme si son esprit ne s’arrêtait pas. Et puis un jour, alors qu’il émergeait, cassé et fourbu, d’une nouvelle nuit pourtant paisible, il sut. Au moment où ses yeux s’ouvrirent, les restes noircis de leur foyer de la veille au soir remplaçant peu à peu dans son esprit les chimères éthériques de ses rêves, il se souvint. Il se souvint de cette voix douce l’appelant. De ces murmures incessants. Et de cet ordre insistant : « Va à l’Est. »  Va à l’Est… « et trouve le Lac aux Papillons. »

Il s’assit, repoussant les couvertures qui lui avaient servi de seul abri pour la nuit. Il était encore tôt, l’aube perçait à peine entre le feuillage des hêtres, éclairant d’une chaude lumière dorée leur campement encore endormit. Les premiers insectes étaient déjà au travail : il les voyait, attendri, bourdonner et butiner paisiblement, parmi les fines volutes de poussière illuminées des premiers rayons du jour.

Il était encore légèrement hagard, l’esprit ailleurs, lorsque le Seigneur ElCarré se réveilla à son tour. « Messire, cela ne va pas ? » lui demanda-t-il à la vue de son air absent.
« Si, mon cher Lawrence, si… cela va très bien. Nous avons une direction désormais. Nous irons au Lac aux Papillons. »
Le Seigneur ElCarré, tout de joie contenue, cherchant la confirmation de ses espérances, l’incita à poursuivre. « Monseigneur ? »
« Le Lac aux Papillons… » murmura Grégoire. « C’est donc là que prendra fin notre quête, Lawrence. J’ai eu une révélation. Depuis plusieurs jours, je ne savais pourquoi, mais quelque chose avait changé… Et aujourd’hui, je le sais. La Dame me parle les nuits, Lawrence. La Dame me parle. » Il tut ce qui l’avait troublé. Aussi loin que remontent ses souvenirs, que ce soit les douces caresses comme les pires remontrances, sa mère avait toujours eu cette voix particulière qui savait l’apaiser et lui donner confiance. Il ne l’avait plus entendue depuis des années. Et cette nuit, elle lui avait parlé. Il avait entendu sa mère dans ses songes. Il savait que ce n’était pas le produit de son imagination. Il avait souvent revécu en pensé les conversations avec sa mère. Il s’était longuement remémoré les histoires qu’elle lui racontait. Et à chaque fois qu’il se savait en tort, il se remémorerait les corrections qu’elle lui imposait dans ces situations. Mais son imagination ne produisait que de pâles copies des sonorités et intonations de sa mère. Et cette nuit, ce n’était pas une copie fantasmagorique de son esprit. C’était sa voix, la vraie voix de sa mère.

Toutes les constructions démentielles que son esprit avait peu à peu réussi à écarter, toutes les illusions que son imagination avait drapé autour de sa raison pour l’étouffer lui revinrent ce matin-là. Les maigres mécaniques de défense que son esprit avait su rebâtir sur les ruines de sa folie refoulée furent balayées par des émotions trop puissantes. Et pourtant, il savait qu’il ne devait pas en parler. Il savait qu’ils le prendraient pour un fou s’il évoquait ses certitudes. Alors il se tut. Il ne dit rien de plus à Lawrence ElCarré que cet appel insistant, et leur direction.

Sir Grégoire était pétri d’optimisme désormais, et cela se voyait. Son visage semblait irradier d’une clarté intérieure, et tous ses compagnons le virent comme illuminé. Plus aucun doute n’était permis : leur destinée lui avait été révélée. Ne restait plus qu’à localiser ce Lac aux Papillons, dont nul n’avait entendu parler. Et pour cause, si les rumeurs lui étant associées étaient fort répandues dans les ragots de la populace, celles-ci n’atteignaient pas les oreilles hautaines des chevaliers. Ainsi, leur seul indice était cette direction de l’Est. Ragaillardis par ces nouvelles encourageantes, ils levèrent une nouvelle fois le camp.

La Bretonnie n’est pas un vaste pays, mais à dos de cheval, lorsque l’on ne sait pas où chercher, trouver un petit lac méconnu peut s’avérer ardu. Pendant une semaine, ils cherchèrent seuls. Les deux jours suivants, ils se résignèrent à se renseigner auprès des paysans. Le dixième jour ils en connaissaient l’emplacement exact, et se mirent en route pour la dernière partie de leur longue errance. Ce furent des journées heureuses que celles-ci. Chevauchant gaiement, les discutions allaient bon train, oscillant entre solennité pompeuse et grivoiseries coupables. Sir Grégoire leur décrivait désormais ses songes nocturnes — omettant toujours de préciser ce qui avait trait à ses liens de parenté avec la Dame — et son enthousiasme contagieux éveillait leur imagination… et fragilisait d’autant leur raison. Ils se mirent eux aussi à entendre des murmures nocturnes. Rêves induits ou véritables messages, ils ne se posèrent même pas la question : ils étaient fiers de recevoir la visite nocturne de l’esprit de la Dame.

En apprenant qu’il n’était plus seul à entendre l’appel de sa mère, Sir Grégoire conçut une certaine jalousie. Pourquoi donc ne s’adressait-elle pas uniquement à lui ? Quels mérites avaient les autres pour recevoir cette bénédiction ? D’ailleurs, comment avait-elle pu, sa mère, encenser d’autres chevaliers avant lui ? Sa jalousie grandissante s’approchait peu à peu des limites de la rage contenue lorsque le Palefrenier, à son insu, désamorça la situation avec une remarque anodine : « Vous savez, j’ai l’impression que cette voix ressemble à celle de Demoiselle Éliane… c’était prophétesse à la cour de mon Baron. C’est curieux… »
Et tous les autres d’évoquer une personne différente concernant l’appartenance de la voix qu’ils imaginaient. Puis, ils essayèrent de trouver un terrain d’entente, une explication à ce manque de cohérence. Certains émirent l’idée que la Dame s’adressait à eux par l’intermédiaire de l’image d’une personne connue, et appréciée, afin de mieux les toucher. D’autres que la Dame n’existait que par l’intermédiaire des preuves d’affection, d’où le fait qu’elle s’incarne différemment pour chacun. Certains, enfin, estimaient qu’ils étaient bien peu de chose pour oser imaginer pouvoir se représenter la Dame, et que leur esprit raccrochait cette voix immatérielle à une personne chère, pour ne pas sombrer dans la folie.

[Récit] La Quête de la compagnie de Grégoire – Partie 2

Aucun d’entre eux n’avait explicitement évoqué l’absence de signes depuis leur départ. Ils étaient tous conscients que leur quête était un abandon de leur être à la Dame, et la vanité ou l’orgueil qu’ils pouvaient éprouver à recevoir un signe rapide n’étaient qu’autant de freins à leur réussite.

Pourtant, ce soir-là, Messire Vassily de Vives-Épines brisa le tabou pour la première fois. Ils s’étaient installés pour la nuit en haut d’une butte, en plein milieu d’une humide forêt de conifères. Le sol graniteux ne leur avait pas laissé beaucoup de choix, mais au moins, ils seraient en sécurité. Leur feu de camp dressait hautes et vives ses flammes orangées. Le repas était fini depuis un petit moment, et c’était le moment de la journée où ils avaient pris l’habitude de tenir leurs discussions sur la suite à donner à leur périple.

« Mes amis, je crois que nous touchons au but. Sans présumer de notre réussite, ce que nous avons accompli ces derniers temps est digne d’éloges. Nous avons purifié de nombreux sites du royaume, et on ne compte plus les villageois que nous avons sauvés d’un danger certain ! » Il n’avait pas dit ça sur un ton présomptueux, pourtant il n’eut pour réponse que des grognements teintés d’acerbité. Chacun, en son for intérieur, pensait comme lui, mais aucun n’osait le reconnaître. Ceux ayant reçu la bénédiction de la Dame n’évoquaient jamais leur quête ni les faits qu’ils avaient accomplis lors de celle-ci. Nul ne savait, hormis ceux sanctifiés par leur douce divinité, ce qui méritait l’insigne honneur de pouvoir boire dans ses paumes opalescentes une fraîche gorgée d’eau. Et il était monnaie courante de penser qu’évoquer ceci portait malheur.

Chacun y alla de son argument, de sa maxime ou de sa désapprobation. La discussion allait bon train : le sujet leur tenait trop à cœur pour qu’ils l’évitent maintenant qu’il avait été abordé. L’un arguait qu’aussi hauts que fussent leurs faits, ils n’étaient que de menues actions aux yeux de la Dame, sans envergure, et donc peu digne de ses attentions. L’autre répondait que c’était en menant de petites actions insignifiantes, et sans rechercher l’honneur que l’on accédait à celui-ci. Et jusque tard dans la nuit ils discutèrent, sinuant entre les souhaits et espoirs de leurs actions futures et la remembrance de leurs actes passés. Seul Sir Grégoire ne disait mot. Perdu dans ses pensées, un tourbillon de doute, d’espoirs et d’émotions l’avait envahi depuis l’intervention de Messire Vassily.

Cette nuit-là, le dos coincé entre deux racines sinueuses de pin, il dormit profondément. Parmi ses rêves et songes nocturnes, par delà les barrières de la conscience, se glissèrent des murmures évanescents, chuchotés d’une voix si douce qu’il lui était impossible de se souvenir du mot précédant celui qu’il entendait. Bercé par cette mélodie soyeuse, son esprit s’apaisa, et il passa le reste de la nuit à dormir d’un sommeil sans rêve, que seuls meublaient ces susurrements, porteuses d’un message sans équivoque, directive latente, mais impérieuse : « Va à l’Est. »

[Récit] La Quête de la compagnie de Grégoire – Partie 1

Leurs sept montures les attendaient, attachées docilement à la herse de la Porte des Boucs, l’entrée sud du bourg. Trois jours s’étaient écoulés, trois jours d’une intensité incroyable pour Sir Grégoire. Ses six compagnons de route passaient leur temps en bain de foule, ou en profitant pour la dernière fois avant bien longtemps des plaisirs de la ville… peu importait que ceux-ci soient compatibles ou non avec leurs vœux d’ores et déjà prononcés, c’était une incartade généralement admise et tolérée pour les vertueux héros en devenir. Mais pour Grégoire, l’affaire était toute autre. Pour ainsi dire, le seul moment de sommeil qu’il avait eu était complètement involontaire : il s’était assoupi en mangeant sur le pouce, entre deux réunions d’état-major, pour préparer ses années d’absence. Son intendant avait déjà pris ses fonctions, mais s’il était très efficace pour la gestion des affaires courantes, il n’avait jamais été instruit des projets futurs pour la ville ni de certaines relations politiques qu’il se devait de connaître pour la suite.

Ces trois jours passés à expédier les dernières affaires courantes, préparer son absence et instruire son suppléant à la tête du Duché avaient été éreintants. Mais, alors que ses pas le portaient vers la sortie du bourg, où une bonne partie de la population était amassée, il se sentit revivre, tandis qu’une énergie nouvelle était insufflée dans chacun de ses membres. Il était le dernier à arriver, tout le monde l’attendait. Les lances de cavaleries, prêtes pour la Cérémonie d’Abandon, étaient dressées hautes, fanions claquants au vent.

Un murmure se propagea dans la foule lorsque Grégoire rejoignit sa monture, et, saisissant les mains de ses deux plus proches compagnons, pour former une chaîne avec les sept membres que comprenait leur équipée, il prit la parole d’une voix suffisamment forte pour que tout un chacun l’entende.
« En ce jour, nous renonçons à nos privilèges, à nos devoirs et à nos droits.
En ce jour, nous vivons pour la Dame,
En ce jour je ne vis plus que pour Mère, pensa-t-il
En ce jour, nous laissons nos lances, et leur préférons l’espadon
En ce jour, nous vous faisons nos adieux,
Puissiez-vous être là pour notre retour. »
Lâchant les mains de leurs compagnons, chacun des chevaliers décrocha la fière lance de cavalerie, et la posa au sol, avant de monter en selle.
Puis ils partirent, et à les voir s’éloigner par l’arche de pierre de la porte, on eut pu croire que celle-ci, comme la bouche immense d’un monde sans foi, venait d’avaler les sept preux chevaliers.

Grégoire s’ennuyait ferme. Il avait vu sa quête comme une exaltante chevauchée vers l’accomplissement de sa destinée, au lieu de quoi il passait la majeure partie de son temps à vagabonder sans but. Il n’avait toujours pas eu de vision susceptible de le mettre sur la voie de Mère. Il errait donc, suivit de ses six compagnons, de bourg en bourg et de val en val, tentant tant bien que mal de tuer le temps. La quête d’un chevalier est unique, et s’il lui arrive de combattre de monstrueuses créatures, la pire d’entre elles à vaincre est lui-même. Durant deux années pleines, Grégoire et sa troupe errèrent pour porter secours, offrir leur aide, et vaincre des monstres locaux… qui la plupart du temps n’existaient même pas, ce dont ils se gardaient bien de révéler à quiconque.
Ils crurent leur quête prendre sens à la mort du dragon Sharok, dont le dernier souffle leur sembla être un soupir venu de la Dame Elle-même. Il n’en fut rien.

Et plus le temps passait, plus le doute s’installait dans l’esprit de Grégoire. Sa logique imparable lui semblait friable, il n’était plus certain de ses prétentions généalogiques. La folie, ayant de moins en moins de grain à moudre, cédait du terrain à la raison, qui luttait d’arrache-pied pour reconquérir l’esprit du Duc. Sa personnalité troublée, jusqu’ici correctement dissimulée, était de plus en plus décelable. Lunatique et dépressif, les élans optimistes le cédaient bien souvent aux retombées moroses. S’il ne s’en rendit pas compte, il dut la vie à ses compagnons, qui par leur seule présence l’empêchèrent de tomber si bas qu’il aurait été au-delà de tout espoir de survie à court terme.

Lassés des campagnes et des bourgades, ils décidèrent d’explorer les forêts, et de bouter la vermine cornue hors de celles-ci. Cela leur valut de hauts faits, et redorèrent leur fierté écaillée, mais l’aura d’insanité qui émanait des rejetons du chaos étaient trop forte pour la raison renouvelée, encore trop faible, de Grégoire. Ils virent des choses ignobles, et entendirent des voix que nul mortel ou immortel ne devrait entendre. La parodie grotesque et macabre de société humaine que formaient les hardes difformes étaient une vision au-delà de toute bienséance.

Le pire n’était pas dans leurs agissements et leurs pratiques malsaines. Ni dans leur hygiène de vie, ni dans leur langage guttural, ni, encore moins, dans leur apparence odieuse et révoltante. La chose la plus ignoble que pouvaient faire ressentir aux humains les maudits hommes-bêtes, c’était d’avoir l’impression de se voir dans un miroir. De se dire que si ignobles soient ces êtres, n’importe quelle communauté pourrait tendre vers cette aberration si les digues de la civilisation, et de toutes les valeurs qui portent l’humain vers le meilleur venaient à céder.

Et bien que tout son instinct lui intima d’éradiquer ces créatures, ce qu’il fit avec une joie sauvage, les mécaniques paranoïaques qui avaient perdu du terrain dans son esprit se remirent en branle, de façon plus insidieuse encore, car elles se développèrent et étendirent leurs tentacules à tous les niveaux de son construct mental, juste sous le seuil de la conscience. Et alors qu’il se sentait libre et avait la sensation de respirer à nouveau l’air pur après avoir passé de trop nombreuses années la tête sous l’eau, son esprit se montait contre lui-même, sapant ses propres défenses, sabotant sa logique, n’attendant plus que la pichenette qui le ferait basculer définitivement dans l’ombre et la démence.

Ce fut une période heureuse pour lui, ses suivants, et sa quête. Une lucidité nouvelle s’était emparée de lui, et il était désormais persuadé que la Dame n’existait qu’au travers des actions que l’on menait en son nom. Ils lancèrent de nombreuses charges, et débusquèrent quantité de boucs bipèdes en train de se vautrer dans toutes les débauches imaginables. Ils ne comptèrent bientôt plus le nombre de bûchers qu’ils allumèrent au pied des pierres gravées dressées afin de brûler les cadavres de leurs victimes cornues. Ils étaient adulés par les villageois qu’ils délivraient des menaces, et s’ils avaient été malhonnêtes, ils auraient sans le moindre doute pu faire fortune en vendant leurs services. Une aura de gloire les entourait, et aucun d’entre eux ne doutait qu’ils recevraient bientôt un signe leur indiquant que leur quête touchait à sa fin.

[Récit] Le Cordonnier Gillebois

Victor Gillebois renâcla à son établi, se reculant brusquement en arrière. Décidément, il se demandait parfois si être le meilleur cordonnier de toute le royaume était une fierté ou un fardeau… Entre les admirateurs oisifs et obséquieux, les confrères jaloux, et les imbéciles lui demandant les lunes, il en avait soupé de sa condition. Mais il se plaisait dans son art, donc il faisait avec. Il secoua la tête, et retourna à son travail, dégouté de la tâche qu’il devait s’abaisser à accomplir pour un riche client. Coudre du tissu d’or sur du beau cuir pleine fleur ! Quelle aberration ! D’autant plus que le client avait exigé que le harnachement de sa monture soit du meilleur cuir, gravé sur chaque centimètre carré, quand bien même l’ensemble ne serait pas visible sous la couche de riche étoffe qui confinait au ridicule. Non mais vraiment ! Victor fulminait… mais il n’avait pas le choix. Il pouvait suffire d’un seul client mécontent et influant pour ruiner la réputation de son échoppe, et il n’y tenait pas particulièrement. Il se remit à l’ouvrage en marmonnant à voix basse sur l’air d’une chansonnette à boire graveleuse :

« Arléïs, Arléïs, ton harnais je te le pisse !

Hector, mon Hector, ton harnais je te le mord ! »

[Récit] Révérence et Solidarité

Lorsqu’il passa le porche, aveuglé par la lumière du jour faisant suite à la pénombre du temple, il mit un moment avant de se rendre compte que six chevaliers lui faisaient une haie d’honneur. Son cœur fit un bond… leur présence ici, en ces circonstances, ne pouvait signifier qu’une seule chose. Sa dévotion et la prononciation de ses vœux avaient fait des émules. Il allait avoir des compagnons de route, qu’il le souhaite ou non. Sa quête ne serait pas solitaire, mais de groupe. C’était un évènement rare… ses six chevaliers-suivants allaient prononcer leurs vœux de soutien immédiatement après lui. Il ressentit un mélange de fierté, de soulagement et de déception en ingérant l’information. Fierté d’avoir été un modèle et d’avoir déclenché des élans de dévotion pour sa mère chez d’autres que lui. Soulagement de savoir qu’il n’allait pas être rongé par la solitude, mais déception que cette quête — sa quête — ne serait plus tout à fait la sienne à part entière. Il ressentit également une pointe de jalousie, à l’idée qu’il n’était pas le seul à chercher Mère, et à l’idée que de nombreux, avant lui, depuis Gilles, avaient reçu sa bénédiction.

Ses yeux se réhabituant peu à peu à la lumière, il détailla les visages des six hommes en armure d’apparat. Deux d’entre eux étaient de ses proches : Messire Jolinard, avec qui il avait partagé une bonne partie de son enfance. Fils de Gontrand Jolinard, mort à la bataille de Clairbois face aux peaux-vertes, il avait été pupille du Duché, et faisait donc pratiquement partie de la famille de Grégoire. En face de lui se tenait Monsieur de Moussac, un vétéran qui n’avait pas eu une vie très exaltante, et cherchait probablement autant le frisson de l’aventure qu’une pommade atténuant l’échec de sa vie. Grégoire ne connaissait pas les deux visages suivants. L’un des deux hommes semblait riche, au vu des étoffes exotiques et travaillées qu’il arborait, tandis que l’autre avait tout d’un courtisan de Couronne, guindé et dont l’armure de bataille avait tout l’air d’être aussi chargée de fioritures que sa propre armure d’apparat.

Parmi les deux derniers hommes, il connaissait le visage et le nom d’un seul : celui que l’on surnommait le Palefrenier. Amoureux des chevaux, il disposait d’un troupeau complet de pur-sang. Lorsqu’il n’était pas occupé par ses affaires d’État, il les élevait et faisait commerce des poulains et des saillies. C’était un homme complet, que la passion et le travail avaient rendu riche.

Grégoire ne connaissait pas le dernier homme, mais il lui devinait un esprit troublé et une histoire en dents de scie. Il ne s’attarda pas à faire connaissance, et continua à marcher vers la foule, tandis que dans un concert de cliquetis huilés, les six hommes entrèrent dans le temple pour y prononcer leurs vœux.

[Récit] La Révélation de Grégoire

C’est lors d’une nuit claire d’été qu’il eut une illumination. Il avait maintenant plus de trente ans, et toutes ses années avaient modelé son esprit, reconstruit ses souvenirs, l’avaient pétri de certitudes erronées et instillé des idées qui auraient pu lui valoir l’asile si quiconque l’en avait soupçonné.

Alors qu’il méditait, étendu sur sa couchette en duvet d’oie, une soie aux armoiries de sa lignée recouvrant à demi son corps transpirant dans l’étouffante chaleur nocturne, il comprit qu’il n’avait jamais eu de mère. Qu’il était né du néant, enfant prodige, miracle vivant, et que la mère qu’il avait appelée mère n’avait été qu’un parent d’adoption, afin de camoufler sa véritable origine. Cette nuit là, à cet instant précis, la brume de ses pensées nébuleuses, qui formait derrière ses yeux mi-clos la trame d’une fresque dont il ne réussissait pas à percevoir le sens s’évanouit, pour ne lui laisser plus qu’une seule idée, enfin révélée à lui. Il était fils de la Dame.

À l’instant même où cette pensée se cristallisait avec des mots dans son esprit, ses yeux s’ouvrirent brusquement, et il resta allongé, stupéfait par sa prise de conscience, à fixer de ses yeux bleus profonds le baldaquin qui le surplombait. Puis il se leva, le contact de ses pieds nus contre la pierre rafraîchie le vivifiant, et se mit à errer dans ses appartements. À la fois perdu, surexcité, terrorisé et confus, il ne savait plus ce qu’il faisait. Il s’était à moitié habillé — à l’envers — avant d’aller à son écritoire pour essayer de trouver quelque chose à manger. Écritoire qu’il retourna de frustration lorsqu’il se rendit compte qu’il ne contenait, logiquement, que des feuilles de parchemin, quelques plumes usagées et un fond d’encre dans un pot en terre émaillée. Il finit par se rouler en boule sur le sol, dans la pâle flaque de lumière lunaire qui filtrait de ses rideaux, rendue verdâtre par la prédominance en cette période de l’année de Morrslieb.

Lorsqu’on le retrouva le matin, il dormait encore au même endroit. On s’inquiéta pour lui, et les médecins le déclarèrent souffrant, lui enjoignant une journée de repos. Il prit bien soin de ne pas les contredire à ce sujet. Une journée chargée s’annonçait pour lui. Bientôt, il céderait à l’Intendant les rennes du duché, et prononcerait ses vœux pour partir en quête de la Dame et du Graal… sa mère, et son héritage légitime.

La folie peut s’étendre dans l’esprit de n’importe quel homme, mais lorsqu’elle s’empare d’un homme de pouvoir, les conséquences peuvent s’avérer encore plus dramatiques. Et lorsque cette folie est latente, invisible pour qui ne sait la voir, son insidieux poison peut faire plus de dégâts encore que la haine la plus virulente. Le château fut en liesse lorsque le Duc Grégoire prononça ses vœux en grande pompe dans le temple de la ville. Ce geste simple — choisir le temple de la ville plutôt que celui du château — avait eu le pouvoir de laisser impuissantes les rares personnes désapprouvant le choix de Grégoire de partir : porté par la liesse populaire, leur seigneur était intouchable. Bien que la plèbe ne soit pas très sensible au culte de la Dame, la ville avait toujours eu ses héros, ses défenseurs, et ses hommes adulés. Mais Grégoire partait en quête du Graal… une nouvelle légende locale naissait de leur vivant.

Il fut porté par les vivats, prononça ses vœux dans un silence saint et respectueux. L’énonciation des vœux était protéiforme, et s’adaptait en fonction des circonstances. Nul besoin de cérémonial, un simple murmure prononcé pour soi-même, tombé à genoux dans l’herbe grasse sous le coup d’une révélation, n’était pas moins valable que ceux prononcés dans le saint-sacre de Courrone. Mais Grégoire était seigneur en ses terres, et la cérémonie fut assez longue. Il en passa la plupart à genoux, à écouter d’une oreille le sermon de la demoiselle le sacrant, mais l’esprit tout à l’organisation de sa quête.
Quand vint le moment pour lui de prononcer son vœu, il faillit s’étrangler d’émotion. C’est la voix rauque qu’il énonça :

« Je dépose ma lance, symbole de devoir, je quitte mes bien-aimés,
Je me départis de toute chose hormis des outils de ma quête.
Aucun obstacle ne me retiendra, aucun appel à l’aide ne m’échappera.
La Lune ne me surprendra jamais deux fois en un même lieu.
Je me donne, cœur, corps et âme à la Dame que je cherche »

« Ainsi soit-il, et puissiez-vous vous montrer digne d’Elle et de Ses Dons » clôtura la demoiselle en l’enjoignant à se lever. Lorsqu’il amorça le geste, elle le repoussa symboliquement, au sol, et il se laissa choir, avant de se relever. Il était prêt. Il fit demi-tour, et remonta l’allée centrale du temple, afin de rejoindre les vivats qu’il entendait poindre à l’extérieur.

[Récit] La Jeunesse de Sire Grégoire

Sir Grégoire était né noble, promis à la chevalerie, et en guise de cadeau de naissance, on lui avait entre autres offert une gigoteuse aux armoiries de sa famille… Comment s’étonner alors que lui, fils unique et prodige, ait pu devenir quelqu’un d’autre que le chevalier imbu de lui même, présomptueux et hautain, mais faisant figure de parangon de vertu ?


Et pourtant, ses premières années ne révélaient pas trop ce caractère : il était un enfant joueur et amical, dont le plus grand méfait était de prendre par surprise chaque jour le jardinier du château pour lui faire pousser un glapissement aigu. « Méfait » dont, à vrai dire, le jardinier en question n’aurait pas aimé se passer, car il appréciait le jeune Grégoire et considérait cette habitude comme une marque d’affection réciproque — ce qu’elle était, en réalité.


Sur le coup des sept ans, alors que l’on commençait à instruire sérieusement l’enfant au maniement des armes de bases et à l’art de la lutte, sa mère vint à décéder de maladie. Ni les clercs ni les magiciennes du Royaume n’avaient pu la sauver, et elle partit, sans souffrir, mais bien trop jeune, et surtout, bien trop tôt aux yeux de Grégoire. Sa mère l’avait elle-même allaitée plutôt que de recourir à des nourrices, avait toujours été là pour panser ses blessures, et même ses sermons étaient tolérés par Grégoire.
À la mort de Dame Élianne, le jeune seigneur perdit le sourire un temps. Il se croyait coupable de son décès, pour une raison qu’aucun de ses précepteurs ne réussit à découvrir. Et bien qu’au bout de quelques mois il n’évoquât plus sa responsabilité, nul n’était dupe sur ses pensées à ce sujet… d’autant plus qu’il lui arrivait d’en pleurer et d’en parler durant son sommeil.


Il passa de plus en plus de temps à l’entraînement. Il avait grandi dans un château résonnant d’histoires héroïques où la lame et le courage semblaient pouvoir résoudre n’importe quel problème. Bercé par ces douces illusions, il s’acharna à devenir un bretteur hors pair, et fit la fierté inavouée de son père aigri et bourru. À l’âge de douze ans, ayant grandi très rapidement, il eut droit de monter de vrais chevaux. Fougueux et impétueux, ceux-ci lui firent ravaler sa fierté en l’envoyant au tapis à de nombreuses reprises les premières semaines. Entre les chevauchées tranquilles des poneys auxquels il était habitué jusque là et les ruades vigoureuses des purs-sangs bretonniens, il y avait plusieurs mondes d’écarts.


Il trouva sa première monture personnelle en une bête d’un noir de jais qu’il nomma Victoire. C’était une jument récalcitrante et agressive, qu’il réussit à dompter à force de volonté. Lorsque personne ne pouvait l’entendre, Victoire avait un autre surnom… « Mère. » Le précepteur qui découvrit ceci fut fortement inquiété pour la stabilité mentale du jeune homme. Lorsqu’il évoqua ce fait en privé au seigneur et père de l’enfant, celui-ci ne le crut pas. Pire, il l’accusa de diffamation, et le chassa de son territoire.


Et en secret, l’enfant continua de parler à sa jument comme à sa mère. Les fièvres du souvenir et de la confusion s’emparèrent lentement, mais irrémédiablement de son esprit. Il était suffisamment alerte et lucide pour savoir qu’il ne devait jamais laisser transparaître son plus grand secret, car personne ne le croirait : il savait que sa mère était encore vivante. Quand bien même tout le monde avait vu sa dépouille, quand bien même le cortège mortuaire avait déambulé plusieurs heures dans les faubourgs de la ville. Il était convaincu qu’elle avait survécu, quelque part, et cette idée tenace, ce poison de l’esprit, devait définir le reste de sa vie.

À la mort de son père, il hérita du titre et de ses terres. Chevalier depuis quelques années déjà, il avait acquis une solide expérience du combat, mais était novice dans tout ce qui avait trait à la politique. Il eut la présence d’esprit de s’entourer de conseillers avisés, et il réussit à maintenir la paix à grands coups de charges de cavalerie, ainsi qu’une certaine prospérité sommaire sur ses terres.


L’illusion qu’il donnait d’un seigneur de Bretonnie sain de corps et d’esprit était parfaite. Les rares personnes qui avaient su ses errements à propos de sa mère étaient décédées depuis longtemps, et nul ne le soupçonnait de nourrir un projet plus tiraillant, plus viscéral et plus égoïste que la protection de ses gens : il voulait retrouver sa mère. Et ce mal qui le rongeait resta longtemps en retrait. Il avait eu beau chercher dans les premiers temps, aucun indice, aucune trace ne le mit sur la piste inexistante qu’il recherchait. Alors patiemment il attendait son jour, administrant sa cité et son duché durant les heures de soleil, méditant et cultivant son souhait le plus cher aux heures des lunes.

[Récit] Le Sage Berthold

Ulfrik était embêté. Il devait impérativement se rendre à Port-Céleste pour y « emprunter » le Sage Berthod, et le ramener vivant à Violecée-la-Plaine. Il fut l’un des disciples de Frère Rémi, le vieux moine qui avait tenu jusqu’à son dernier souffle l’abbaye de Violecée. Sa bibliothèque avait tant enchanté Ulfrik dans ses années jeunes qu’il était retournée la chercher pour la hisser sur le dos de Gruschk, la monstrueuse créature lui servant de monture.

Le Sage Berthod fut lui aussi, dans ses années intermédiaires, un fervent adepte de l’abbaye et de la bibliothèque du Frère Rémi. Ulfrik en nourrissait une certaine jalousie de ne pas être l’unique personne ayant côtoyé et considéré comme meilleur ami le Frère Rémi, mais ce n’était pas la raison de sa visite à Berthod. Le vieux sigmarite de Violecée avait confié le seul double des clefs de la bibliothèque à Ulfrik, mais il manquait sur les rayonnages un ouvrage qui y avait tenu une place de choix. Ulfrik ne l’avait jamais vu, car Frère Rémi l’avait confié à Berthod, pour le transmettre à l’Étude Icélienne de Port-Céleste, qui à ses dires recherchait activement une copie de cet ouvrage.

Au delà du fait que ce livre manquait cruellement à sa collection issue de la bibliothèque de Violecée-la-Plaine, Ulfrik avait l’intuition que lui-même, ce livre et le Sage Berthod devaient se retrouver ensemble dans la bibliothèque de l’Abbaye. Et Ulfrik avait depuis ses années de jeunesse errante appris à vouer une confiance aveugle à ses intuitions.
Mais il y avait un hic. Il était à proximité des ruines de Violecée, qui fut ravagée il y a des années par une harde d’Hommes-Bêtes, et Port-Céleste était à des lieues de cela, au bord du Grand Océan, au sud de Bordeleaux. Il n’aimait guère l’idée de laisser les ruines à l’abandon alors qu’il lui semblait qu’elles allaient s’avérer cruciales dans les jours ou semaines à venir.


Il décida donc de faire un détour jusque là avec sa troupe, et d’y laisser quelques-uns de ses compagnons les plus lents, le temps pour lui d’aller chercher l’érudit porcelest (prononcer « porcelet » habitant de Port-Céleste, ce qui est sujet à moquerie, vous vous en doutez, dans les citées rivales.)
Dans les bois entourant Violecée-la-Plaine, Ulfrik et ses gens humèrent les effluves musquées d’abominations du Chaos. Il ne virent pas l’ombre d’une corne, mais arrivé à Violecée, Ulfrik décida de mener une purge préventive dans la harde d’Hommes-Bête toute proche. Il ignorait s’il s’agissait de la même qui avait ruiné Violecée des années auparavant ou une autre, et il n’en avait cure. Il avait eu une grande douleur et une grande peine en découvrant le paisible bourg ruiné par les rejetons mutés des puissances de la ruine, et il en nourrissait à présent une sérieuse aversion pour toutes les bêtes à cornes. Excepté les escargots. Il aimait bien les escargots.


Ulfrik n’était pas avide de démonstration de puissance, il préférait l’efficacité. Il n’avait pas assez d’hommes pour anéantir la harde. Il se débrouilla pour affaiblir aussi sournoisement que sérieusement les défenses d’un village voisin qui réussissait à résister depuis bien longtemps aux assauts peu malins de la horde. Vulnérable, le village lui fournirait une diversion alléchante pour les bêtes. Pendant leur absence et le saccage du village par les boucs puants, il s’arrangea donc pour profaner leur pierre des hardes, capturer et mutiler le chaman en lui sciant les cornes et en lui coupant la langue, et le crucifia, mort, sur les restes de leur idole. Puis Ulfrik fit égorger les femelles reproductrices restées à proximité de la Pierre. On raconte qu’humaines captives comme animales natives, elles tendirent toute leurs gorges aux lame dans un soupir humide, soulagée de leur délivrance.
Nul doute que la harde, en fondant sur le village de Boussade, avait fait un carnage, et n’avait laissé aucun survivant. Ni hommes… ni femmes. À leur retour, privés de femelles, de chaman et avec une Pierre profanée, la confusion fut totale. Il leur faudrait quelques jours de querelles intestines et de massacres en règles, ainsi que quelques duels d’autorité pour qu’un nouveau chef spirituel unique se dresse et commence à remettre — aussi incongru que puisse l’être ce mot associé à ses bêtes — de l’ordre dans sa meute. Ensuite, ils passeraient quelques semaines à restaurer l’intégrité de leur idole maudit, et à aller récolter de nouvelles femelles dans les villages humains avoisinant ou les hordes rivales, tant pour assouvir leur besoins que pour assurer la pérennité de la harde. Cela lui laisserait le temps de faire l’aller-retour pour Port-Céleste.

Satisfait d’avoir mis à l’abri les restes de Violecée-la-Plaine, et d’avoir pris une revanche suave sur ces bêtes honnies, Ulfrik se décida à partir. Il emmena avec lui toutes les femmes en âge de procréer : nutile d’offrir leurs effluves hormonales aux mufles moites des monstres immondes à la recherche de femelles à engrosser douloureusement. Il laissa ses gens les plus lents à la garde de l’abbaye et de sa bibliothèque, leur adjoignit quelques-uns de ses chevaliers les plus autonomes, et en confia la direction aux deux frères Tira’ch.


C’est ainsi qu’il s’en alla pour Port-Céleste, où un certain Sage Berthod ne s’attendait sûrement pas à sa visite, ni à l’excursion tous frais payés pour Violecée qui l’attendait.