C’est lors d’une nuit claire d’été qu’il eut une illumination. Il avait maintenant plus de trente ans, et toutes ses années avaient modelé son esprit, reconstruit ses souvenirs, l’avaient pétri de certitudes erronées et instillé des idées qui auraient pu lui valoir l’asile si quiconque l’en avait soupçonné.
Alors qu’il méditait, étendu sur sa couchette en duvet d’oie, une soie aux armoiries de sa lignée recouvrant à demi son corps transpirant dans l’étouffante chaleur nocturne, il comprit qu’il n’avait jamais eu de mère. Qu’il était né du néant, enfant prodige, miracle vivant, et que la mère qu’il avait appelée mère n’avait été qu’un parent d’adoption, afin de camoufler sa véritable origine. Cette nuit là, à cet instant précis, la brume de ses pensées nébuleuses, qui formait derrière ses yeux mi-clos la trame d’une fresque dont il ne réussissait pas à percevoir le sens s’évanouit, pour ne lui laisser plus qu’une seule idée, enfin révélée à lui. Il était fils de la Dame.
À l’instant même où cette pensée se cristallisait avec des mots dans son esprit, ses yeux s’ouvrirent brusquement, et il resta allongé, stupéfait par sa prise de conscience, à fixer de ses yeux bleus profonds le baldaquin qui le surplombait. Puis il se leva, le contact de ses pieds nus contre la pierre rafraîchie le vivifiant, et se mit à errer dans ses appartements. À la fois perdu, surexcité, terrorisé et confus, il ne savait plus ce qu’il faisait. Il s’était à moitié habillé — à l’envers — avant d’aller à son écritoire pour essayer de trouver quelque chose à manger. Écritoire qu’il retourna de frustration lorsqu’il se rendit compte qu’il ne contenait, logiquement, que des feuilles de parchemin, quelques plumes usagées et un fond d’encre dans un pot en terre émaillée. Il finit par se rouler en boule sur le sol, dans la pâle flaque de lumière lunaire qui filtrait de ses rideaux, rendue verdâtre par la prédominance en cette période de l’année de Morrslieb.
Lorsqu’on le retrouva le matin, il dormait encore au même endroit. On s’inquiéta pour lui, et les médecins le déclarèrent souffrant, lui enjoignant une journée de repos. Il prit bien soin de ne pas les contredire à ce sujet. Une journée chargée s’annonçait pour lui. Bientôt, il céderait à l’Intendant les rennes du duché, et prononcerait ses vœux pour partir en quête de la Dame et du Graal… sa mère, et son héritage légitime.
La folie peut s’étendre dans l’esprit de n’importe quel homme, mais lorsqu’elle s’empare d’un homme de pouvoir, les conséquences peuvent s’avérer encore plus dramatiques. Et lorsque cette folie est latente, invisible pour qui ne sait la voir, son insidieux poison peut faire plus de dégâts encore que la haine la plus virulente. Le château fut en liesse lorsque le Duc Grégoire prononça ses vœux en grande pompe dans le temple de la ville. Ce geste simple — choisir le temple de la ville plutôt que celui du château — avait eu le pouvoir de laisser impuissantes les rares personnes désapprouvant le choix de Grégoire de partir : porté par la liesse populaire, leur seigneur était intouchable. Bien que la plèbe ne soit pas très sensible au culte de la Dame, la ville avait toujours eu ses héros, ses défenseurs, et ses hommes adulés. Mais Grégoire partait en quête du Graal… une nouvelle légende locale naissait de leur vivant.
Il fut porté par les vivats, prononça ses vœux dans un silence saint et respectueux. L’énonciation des vœux était protéiforme, et s’adaptait en fonction des circonstances. Nul besoin de cérémonial, un simple murmure prononcé pour soi-même, tombé à genoux dans l’herbe grasse sous le coup d’une révélation, n’était pas moins valable que ceux prononcés dans le saint-sacre de Courrone. Mais Grégoire était seigneur en ses terres, et la cérémonie fut assez longue. Il en passa la plupart à genoux, à écouter d’une oreille le sermon de la demoiselle le sacrant, mais l’esprit tout à l’organisation de sa quête.
Quand vint le moment pour lui de prononcer son vœu, il faillit s’étrangler d’émotion. C’est la voix rauque qu’il énonça :
« Je dépose ma lance, symbole de devoir, je quitte mes bien-aimés,
Je me départis de toute chose hormis des outils de ma quête.
Aucun obstacle ne me retiendra, aucun appel à l’aide ne m’échappera.
La Lune ne me surprendra jamais deux fois en un même lieu.
Je me donne, cœur, corps et âme à la Dame que je cherche »
« Ainsi soit-il, et puissiez-vous vous montrer digne d’Elle et de Ses Dons » clôtura la demoiselle en l’enjoignant à se lever. Lorsqu’il amorça le geste, elle le repoussa symboliquement, au sol, et il se laissa choir, avant de se relever. Il était prêt. Il fit demi-tour, et remonta l’allée centrale du temple, afin de rejoindre les vivats qu’il entendait poindre à l’extérieur.