Leurs échanges théologiques durèrent toute la journée. Les arguments et contre-arguments allaient bon train. Les tirades passionnées et érudites recevaient quelques applaudissements polis, et chaque chevalier avait plusieurs fois changé de camps dans les oppositions d’arguments. Et à la fin, tous étaient convaincus, et chacun s’était tacitement mis d’accord sur un fait : lui seul était le vrai dépositaire de la Dame, les autres se fourvoyaient ou imaginaient. Ainsi, l’orgueil démesuré des chevaliers et leur mépris pour moins dignes qu’eux-mêmes réussi à clore le débat. Sir Grégoire, peu actif dans cette discussion passionnée — qui fut proche de voir les lames tirées — s’était rapidement fait à cette idée. À vrai dire, il en avait été certain, et soulagé, dès l’instant où ses compagnons avaient évoqué l’appartenance des voix qui s’adressaient à eux. Tout s’éclairait à présent. Si d’autres chevaliers avaient pu recevoir la bénédiction avant lui, c’était pour préparer la coutume avant sa naissance. Si sa mère avait daigné leur accorder une étincelle de sa sagesse, c’était pour que lui-même, lorsque le temps serait venu, embrasse la voie d’un Chevalier de la Quête. Mais aucun d’entre eux n’avait connu Sa véritable voix. Aucun d’entre eux n’avait été bercé par les bras doux et protecteurs de son incarnation physique. Et aucun de ses compagnons actuels n’avait même reçu d’appel de la Dame. Ils le suivaient en quête de gloire et d’honneur, seule monnaie que ces mercenaires faussement vertueux, mais complètement hypocrites acceptaient. Ils avaient au moins cela pour eux : la lucidité d’avoir reconnu en lui quelqu’un d’exceptionnel, et de lier leur destinée à suivre ses traces.
La forêt bruissait de mille fourmillements d’un bestiaire minuscule. Milles-pattes, cloportes, coccinelles fourmi et autres insectes se partageaient les frondaisons, tandis que mulots et écureuils furetaient, les uns dans les feuilles mortes, les autres en haut des cimes, à la recherche de graines à rapporter à leur progéniture. À chaque pas des chevaux, une nuée de minuscules moucherons et d’insectes sauteurs s’enfuyaient à quelques mètres, crissants, bruissant et grésillant, agacés d’être ainsi dérangés. La frondaison au début éparse ne laissait désormais plus que rarement filtrer un rayon de soleil doré entre les feuillages, mettant en valeur la vie qui s’épanouissait dans ces bois.
Le Duc Grégoire ouvrait fièrement la marche, mais grommelait intérieurement de ces dizaines de toiles d’araignée tendues entre les arbres qu’il arrachait en passant. Il n’y avait rien de glorieux à s’essuyer sans cesse le visage pour se débarrasser des filins collants et, comble de l’infamie, bien souvent gorgés de moucherons empêtrés. Pourtant, il allait sans hésiter. Ils approchaient, il n’allait pas gâcher cet instant de grâce en se plaignant de vulgaires arachnides. L’absence de sentier marqué mettait un frein à leur progression, mais ils finirent par arriver à une partie de la forêt qui s’éclaircissait. Ils aperçurent sous les branchages lointains un espace dégagé… une clairière, sans doute, et se dirigèrent vers la lumière. Après quelques dizaines de mètres, le Duc Grégoire émit un gargouillis étranglé. « Messieurs… j’aperçois un reflet ! C’est une étendue d’eau ! »
Il avait du mal à contenir son excitation, et sa voix était étrangement haut perchée. Il y eut des vivats derrière lui, et il accéléra légèrement le rythme. Ils arrivèrent bientôt à un magnifique étang. Vision idyllique s’il en est. L’eau calme n’était troublée que par la danse infernale des gerris sur ses rives où poussaient de nombreux joncs et roseaux. Ils mirent pied à terre, et s’enfoncèrent de dix bons centimètres dans la mousse humide. Aucun son ne sortait leur bouche, muets d’émotion qu’ils étaient. Leur plus grand rêve, le plus grand rêve de n’importe quel noble bretonnien était en train de se réaliser pour eux. Le Duc Grégoire se retourna et regarda ses compagnons, les yeux brillants de larmes. La gorge serrée, il leur adressa un signe de tête, et fit à nouveau face à l’étendue d’eau plate qu’une carpe venait de troubler, et avança de quelques pas.
Il ferma les yeux, et respira toutes les senteurs de la forêt, se laissa envahir par toutes les sensations que son ouïe et son odorat pouvaient recueillir. Puis il fit le vide dans sa tête. Perdu dans l’obscurité de ses yeux clos, il fit défiler le film de leur quête à toute vitesse. Puis ce fut le vide complet. Il ne pensait plus, ne ressentait plus rien. Il ne pensait même plus à ce qui l’avait conduit jusqu’ici.
Il ressentit une présence.
À la fois proche, et lointaine.
Familière et étrangère à la fois.
Ses yeux étaient toujours fermés, pourtant il avait l’esprit plein de lumière.
« Grégoire… Grégoire… »
Il ne répondit pas, terrifié et anxieux d’être enfin jugé pour tous ses actes passés.
« Grégoire… » continua de susurrer la voix à l’intérieur de sa tête.
Il entrouvrit la porte de son esprit, essaya d’apercevoir la source de la voix.
« Grégoire… »
La voix lui rappelait quelqu’un.
« Grégoire… »
Une voix familière. Venue des tréfonds de sa mémoire. C’était comme… comme sortir d’un rêve. Se raccrocher à un élément issu d’un monde oublié pour un temps, et que se rappelle à vous. Les cloches du temple par exemple, qui carillonnent le matin, vous tirant d’un rêve où ni cloches, ni temple, ni rien de tout ce qui vous est connu n’existe, et qui, pourtant, vous y sont familiers.
« Grégoire… »
C’était la voix d’une personne disparue depuis longtemps.
Une personne aimée.
Une personne chérie.
Une personne… qu’il a cherché toute sa vie.
« Grégoire… »
Une larme coula sur sa joue.
« Grégoire… »
Il baissa la garde de son esprit, l’ouvrant complètement.
Tout lui revint. Sa quête. La raison de sa présence ici. Il se souvint de l’être disparu. De qui elle était. De ce qu’elle était.
« Mère ! » cria Grégoire larmoyant en tombant à genoux, les yeux grand ouverts.
« Si tu veux »