[Récit] La Quête de la compagnie de Grégoire – Partie 3

Le matin, pris d’une fébrilité qu’il ne s’expliquait pas, l’air ailleurs, mais déterminé, le Duc Grégoire décréta que leur troupe irait vers la direction du soleil levant. Habituellement, ils choisissaient ensemble leur destination, et jamais l’un d’entre eux n’avait décidé seul de leur orientation. Mais face à l’attitude étrange de l’initiateur de leur quête, les six hommes s’inclinèrent, sentant que quelque chose avait changé. Tous avaient encore en mémoire leurs échanges de la veille, et si le sujet ne fut pas évoqué de nouveau, les regards lourds de sens et teintés de fierté qu’ils se jetaient mutuellement valaient tous les discours : Messire Grégoire avait reçu un signe. Si certains le jalousaient, la plupart acceptaient le fait que tous ne reçoivent pas les premiers signes en même temps. Après tout, auraient-ils osé se lancer dans un tel périple sans la foi contagieuse du Duc Grégoire ? Ne méritait-il pas plus qu’eux-mêmes de recevoir la première Illumination ? Ils patienteraient : leur attente ne serait plus longue désormais.

Pourtant, leurs certitudes s’écaillèrent au fur et à mesure que les jours passaient. Sir Grégoire, s’il maintenait la direction de l’Est, ne leur avait pas parlé d’un signe quelconque. En fait, il ne leur avait pas beaucoup parlé, et à part ceci, rien ne semblait avoir changé… L’esprit de Grégoire était confus. Il sentait qu’il devait aller à l’Est, mais il ne comprenait pas pourquoi. Il espérait que ce soit un appel de sa mère, mais quelque chose, au fond de lui, le retenait d’en parler à ses camarades. Ses nuits étaient étranges, il dormait d’un sommeil profond, mais il s’en éveillait au matin sans se sentir reposé. Comme si son esprit ne s’arrêtait pas. Et puis un jour, alors qu’il émergeait, cassé et fourbu, d’une nouvelle nuit pourtant paisible, il sut. Au moment où ses yeux s’ouvrirent, les restes noircis de leur foyer de la veille au soir remplaçant peu à peu dans son esprit les chimères éthériques de ses rêves, il se souvint. Il se souvint de cette voix douce l’appelant. De ces murmures incessants. Et de cet ordre insistant : « Va à l’Est. »  Va à l’Est… « et trouve le Lac aux Papillons. »

Il s’assit, repoussant les couvertures qui lui avaient servi de seul abri pour la nuit. Il était encore tôt, l’aube perçait à peine entre le feuillage des hêtres, éclairant d’une chaude lumière dorée leur campement encore endormit. Les premiers insectes étaient déjà au travail : il les voyait, attendri, bourdonner et butiner paisiblement, parmi les fines volutes de poussière illuminées des premiers rayons du jour.

Il était encore légèrement hagard, l’esprit ailleurs, lorsque le Seigneur ElCarré se réveilla à son tour. « Messire, cela ne va pas ? » lui demanda-t-il à la vue de son air absent.
« Si, mon cher Lawrence, si… cela va très bien. Nous avons une direction désormais. Nous irons au Lac aux Papillons. »
Le Seigneur ElCarré, tout de joie contenue, cherchant la confirmation de ses espérances, l’incita à poursuivre. « Monseigneur ? »
« Le Lac aux Papillons… » murmura Grégoire. « C’est donc là que prendra fin notre quête, Lawrence. J’ai eu une révélation. Depuis plusieurs jours, je ne savais pourquoi, mais quelque chose avait changé… Et aujourd’hui, je le sais. La Dame me parle les nuits, Lawrence. La Dame me parle. » Il tut ce qui l’avait troublé. Aussi loin que remontent ses souvenirs, que ce soit les douces caresses comme les pires remontrances, sa mère avait toujours eu cette voix particulière qui savait l’apaiser et lui donner confiance. Il ne l’avait plus entendue depuis des années. Et cette nuit, elle lui avait parlé. Il avait entendu sa mère dans ses songes. Il savait que ce n’était pas le produit de son imagination. Il avait souvent revécu en pensé les conversations avec sa mère. Il s’était longuement remémoré les histoires qu’elle lui racontait. Et à chaque fois qu’il se savait en tort, il se remémorerait les corrections qu’elle lui imposait dans ces situations. Mais son imagination ne produisait que de pâles copies des sonorités et intonations de sa mère. Et cette nuit, ce n’était pas une copie fantasmagorique de son esprit. C’était sa voix, la vraie voix de sa mère.

Toutes les constructions démentielles que son esprit avait peu à peu réussi à écarter, toutes les illusions que son imagination avait drapé autour de sa raison pour l’étouffer lui revinrent ce matin-là. Les maigres mécaniques de défense que son esprit avait su rebâtir sur les ruines de sa folie refoulée furent balayées par des émotions trop puissantes. Et pourtant, il savait qu’il ne devait pas en parler. Il savait qu’ils le prendraient pour un fou s’il évoquait ses certitudes. Alors il se tut. Il ne dit rien de plus à Lawrence ElCarré que cet appel insistant, et leur direction.

Sir Grégoire était pétri d’optimisme désormais, et cela se voyait. Son visage semblait irradier d’une clarté intérieure, et tous ses compagnons le virent comme illuminé. Plus aucun doute n’était permis : leur destinée lui avait été révélée. Ne restait plus qu’à localiser ce Lac aux Papillons, dont nul n’avait entendu parler. Et pour cause, si les rumeurs lui étant associées étaient fort répandues dans les ragots de la populace, celles-ci n’atteignaient pas les oreilles hautaines des chevaliers. Ainsi, leur seul indice était cette direction de l’Est. Ragaillardis par ces nouvelles encourageantes, ils levèrent une nouvelle fois le camp.

La Bretonnie n’est pas un vaste pays, mais à dos de cheval, lorsque l’on ne sait pas où chercher, trouver un petit lac méconnu peut s’avérer ardu. Pendant une semaine, ils cherchèrent seuls. Les deux jours suivants, ils se résignèrent à se renseigner auprès des paysans. Le dixième jour ils en connaissaient l’emplacement exact, et se mirent en route pour la dernière partie de leur longue errance. Ce furent des journées heureuses que celles-ci. Chevauchant gaiement, les discutions allaient bon train, oscillant entre solennité pompeuse et grivoiseries coupables. Sir Grégoire leur décrivait désormais ses songes nocturnes — omettant toujours de préciser ce qui avait trait à ses liens de parenté avec la Dame — et son enthousiasme contagieux éveillait leur imagination… et fragilisait d’autant leur raison. Ils se mirent eux aussi à entendre des murmures nocturnes. Rêves induits ou véritables messages, ils ne se posèrent même pas la question : ils étaient fiers de recevoir la visite nocturne de l’esprit de la Dame.

En apprenant qu’il n’était plus seul à entendre l’appel de sa mère, Sir Grégoire conçut une certaine jalousie. Pourquoi donc ne s’adressait-elle pas uniquement à lui ? Quels mérites avaient les autres pour recevoir cette bénédiction ? D’ailleurs, comment avait-elle pu, sa mère, encenser d’autres chevaliers avant lui ? Sa jalousie grandissante s’approchait peu à peu des limites de la rage contenue lorsque le Palefrenier, à son insu, désamorça la situation avec une remarque anodine : « Vous savez, j’ai l’impression que cette voix ressemble à celle de Demoiselle Éliane… c’était prophétesse à la cour de mon Baron. C’est curieux… »
Et tous les autres d’évoquer une personne différente concernant l’appartenance de la voix qu’ils imaginaient. Puis, ils essayèrent de trouver un terrain d’entente, une explication à ce manque de cohérence. Certains émirent l’idée que la Dame s’adressait à eux par l’intermédiaire de l’image d’une personne connue, et appréciée, afin de mieux les toucher. D’autres que la Dame n’existait que par l’intermédiaire des preuves d’affection, d’où le fait qu’elle s’incarne différemment pour chacun. Certains, enfin, estimaient qu’ils étaient bien peu de chose pour oser imaginer pouvoir se représenter la Dame, et que leur esprit raccrochait cette voix immatérielle à une personne chère, pour ne pas sombrer dans la folie.

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