[Récit] Ulfrik

Ulfrik ne savait plus où il était né. Il se souvenait d’avoir de tout temps voyagé, que ce soit avec ses parents, puis avec une troupe de cirque errant de villes en ville au sein de l’Empire. Plus tard il n’avait jamais réussi à se fixer, et était resté vagabond, tout le temps sur la route. Cette existence lui avait fait faire de nombreuses rencontres, dont celle d’un magicien renégat. Celui-ci avait perçu du potentiel chez Ulfrik, et ils s’étaient liés d’amitié. Le mage avait choisi d’en faire son disciple successeur, car sa vie avait été riche, et il ne souhaitait pas que son œuvre se perde. Il avait été jadis étudié les secrets de Ghyran au Collège de Jade, mais il n’avait jamais été en phase avec les dogmes des Collèges, son esprit ayant besoin de plus de liberté et de plus grands horizons. Il avait rendu son bâton, et suivi sa propre voie.

Il avait après de nombreuses années de recherche établi l’existence des Sept Calices d’Abondance. Chacun d’entre eux avait un pouvoir spécifique, qui permettait de soulager un des maux de l’existence physique. Il n’avait jamais pu réussir à en trouver un, mais il avait eu des indices. Tout son savoir, et son amour de la vie, il l’avait transmis à Ulfrik. Et celui-ci était reconnaissant de cette confiance, et des enseignements du mage lui ayant permis lui-même de maîtriser une fraction du Warp. Il n’était pas un surdoué, il n’avait pas des pouvoirs hors du commun, mais il avait un discernement gagné grâce à ses voyages incessants qui faisait de lui un sorcier à ne pas négliger. Car si ses pouvoirs n’étaient pas impressionnants, il savait les utiliser à bon escient, avec pragmatisme et avec inventivité.

C’est ainsi qu’Ulfrik se mit à son tour en quête des Calices, tant par conviction que pour poursuivre la tâche de son mentor. Toutefois, tous deux n’avaient pas eu la même éducation : malgré l’étroitesse imposée par le carcan du Collège, et qui ne lui convenait pas, son aîné avait eu un esprit éduqué à la morale et avait appris à avoir une certaine humilité. Ulfrik, quant à lui, ayant toujours été sur les routes, avait développé un pragmatisme à toute épreuve, et son paysage mental avait été orienté dans la recherche du profitable à sa propre personne. Non pas par égoïsme, mais par nécessité : il devait survivre, et dans les périodes les moins reluisantes de son existence, tout était bon pour y parvenir. Néanmoins, cela avait conduit à faire de lui quelqu’un d’assez égocentrique, et il voyait toujours autrui au spectre de l’utilité qu’il pourrait avoir à ses yeux. Ajouté à cela une bonne dose d’ambition, et un certain orgueil, et Ulfrik, tout en étant quelqu’un d’agréable et avenant, n’était jamais tout à fait sincère, et chercherai à vous utiliser à ses fins, ou vous oublierai vite.

Cela ne fit pas défaut à Castel-Graal. En fait, sa venue même était préméditée : il avait réussi à déterminer l’emplacement exact d’un des Calices, mais il savait qu’il ne pourrait pas l’atteindre seul. Il se rendit donc dans cette bourgade connue des légendes pour être le lieu où aurait été ciselé le Saint Graal. Il se fit bien vite accepter à la cour, car il savait conter à merveille, les embellissant en distillant grâce à des sortilèges minuscules et inoffensifs des poussées émotives chez ses auditeurs. Et le résultat était terriblement efficace pour quelque chose d’aussi simple : chacun semblait vivre les contes comme s’ils avaient été présents. Rapidement, le Jour d’Ulfrik fut instauré à la cour de Castel-Graal : à la fin de cette journée, le conteur était installé dans le Grand Hall du château, et quiconque, noble comme paysan, pouvait mettre ses activités en pause pour venir l’écouter.

Profitant de cette situation privilégiée qu’il s’était aménagée, Ulfrik commença à approcher Sire Énieul du Chêne, et à orienter mine de rien le thème de ses contes vers le Saint Graal.

Jusqu’au jour où, après avoir fini son histoire et être retourné dans son logement de fonction, Sire Énieul vint le trouver pour le questionner plus avant. Le poisson ferré, Ulfrik n’eut plus grand-chose à faire : il lui suffisait de raconter à ce châtelain crédule ce qu’il voulait entendre, et en quelques semaines, il été décidé de monter une expédition vers cette grotte dont parlait Ulfrik lors de certaines de ses veillées.

Tout au long du périple, Ulfrik tint lieu de conseiller à Énieul, et son emprise sur lui, égoïste, mais sans malice, se fit de plus en plus importante : Ulfrik ne voulait surtout pas que le chevalier, une fois les yeux rivés sur la coupe, lui interdise de la toucher. Il fallait à la fois gagner sa confiance, et avoir un ascendant sur lui. Ce qu’il réussit tant bien que mal. La seule vraie fourberie d’Ulfrik fut d’attirer le petit groupe d’ogres vagabonds qui allaient décimer l’équipée. Il n’avait pas prévu qu’ils seraient autant à chevaucher ensemble, et cela n’allait pas vraiment selon ses plans. Il n’avait pris aucun plaisir à cette trahison, car il répugnait à tuer… mais son ambition avait pris le pas, et, au fond, il n’avait pas vraiment tué ces gens. Au fond, s’ils avaient été plus vigilants, ils auraient aperçu les ogres de loin. N’est-ce pas ?

Ce fut lors de la découverte de la Pourvoyeuse qu’Ulfrik perdit la raison. Ou plutôt, que son amour de la vie, enseigné par son mentor, avait atteint un nouveau stade dans son esprit. Car les buvant l’eau du Calice, le Père des Pestes lui avait montré ces millions de vies qu’il ignorait jusqu’alors. Peu à peu, il en vint à préférer la prolifération de petites cellules de vie à la survie de grands organismes gourmands en matière organique. Il lui arrivait alors tuer, non pas par plaisir, mais dans le but de redistribuer la matière de ces corps à des millions de nouvelles petites vies.

Toutefois, une part de son esprit gardait en tête les préceptes et avertissements fondamentaux qu’il avait reçus en même temps que son éducation magique. Il avait reconnu là l’influence d’une des quatre Puissances de la Ruine, et essayait de lutter contre elle. Mais l’esprit d’Ulfrik avait été construit d’une telle façon qu’il lui était impossible de rejeter les arguments de Grand-Père, car lui-même aurait pu avoir les mêmes propos, bien qu’animé de tout autre sentiment.

Après la ruine de Castel-Graal, Ulfrik fut perdu à jamais, car pratiquement la totalité de son esprit avait cédé la place à cette foi nouvelle éveillée en lui avec le Calice d’Abondance. Il s’était d’ailleurs rapidement rendu compte de la duperie de ceux-ci, ou plutôt, du manque de prudence et de discernement dont son mentor et lui-même avaient pu faire preuve à leur propos. Le seul moyen qu’il avait trouvé de combattre cette folie qui s’était emparée de lui était de se raccrocher au premier élément de son ancien moi qu’il rencontra après sa défaite intérieure : Sire Bertrand de la Fontaine. Son fil d’Ariane et se némésis à la fois. En se raccrochant à ce chevalier, il gardait un souvenir de pourquoi il devait lutter contre ce qui s’était emparé de lui, mais sans rien pouvoir faire d’autre que se souvenir. En contrepartie, la majorité de sa conscience s’amusait de ce lien, et la partie d’Ulfrik voué au Père des Pestes se gaussait de la souffrance qu’il causait à la fois à Sire Bertrand en dévastant les villages humains pour les remplacer par d’innombrables formes de vie, et à la fois à son ancien-moi en faisant souffrir sa seule lueur d’espoir : ce même Sire Bertrand.

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