*à douze pieds, pas les lombric (ndlr)
Le soir, à l’ombre d’un aulne. Feu de camp. Jormund est assis en arrière-plan, une flasque à la main, dont il s’abreuve régulièrement. Béalf est debout sur une souche. Tout au long de la scène, il éructe régulièrement, au milieu de ses phrases.
BÉALF : Aaah, je me sens d’humeur ce soir !
JORMUND : (grommelant) Moi ce sont tes humeurs que je sens ce soir
BÉALF : Oh toi… (déclamant)
N’ai-je donc vécu que pour tes mesquineries ?
N’en as tu point fini de cette jalousie,
Qui te fait broyer en esquilles ma poésie ?
JORMUND : Mais ferme-là…
BÉALF : (l’œil torve) Non môssieur. Je fus un guerrier, puis un rebut de monastère. Ma vie s’est nettement améliorée quand j’ai rejoint Sa Cause. Le Prophète aux millions de fidèles. Mais il manquait quelque chose à ma vie. Je voulais clamer ses louanges. Ce cher Blanquette, vois-tu, m’a ouvert les yeux, et m’a fait voir mon potentiel. Lui c’est un artiste !
JORMUND : En effet… LUI…
BÉALF : Mes oreilles feront comme si elles n’avaient rien entendu
JORMUND : Je me demande d’ailleurs comment elles font d’habitude… Ne veux-tu pas les laver ? Tu as de la mousse qui pousse dedans !
BÉALF : Non ! Où habiterait Anne-Charlotte sinon ?
JORMUND : Qui ?
BÉALF : Anne-Charlotte voyons ! Ma mouche.
JORMUND : Ah. Je vois.
BÉALF : C’est une rareté.
JORMUND : Je vois.
BÉALF : Une espèce rare !
JORMUND : Je vois…
BÉALF : Et d’une variété peu courante ! Vois-tu ces pois bleutés sur sa carapace ?
JORMUND : Hum ? Ah… Oui.
BÉALF : C’est une rareté !
JORMUND : On le saura…
BÉALF : Vois-tu, dans l’élevage du Claude, on en a recensé seulement trois sur deux millions huit cent soixante-treize mille deux cent vingt-sept !
JORMUND : On lui dira…
BÉALF : On lui dira… On lui dira… (déclamant)
On lui dira, Ô Grand-Père, à ce jean-foutre,
Que s’il n’abdique pas, il en sera plein comme une outre !
JORMUND : Mais tu es pathétique ! Tu ne sais même plus compter tes pieds ? En fait, as-tu seulement déjà su ?
BÉALF : Suffit ! J’en ai assez de tes piques assassines ! Puisque tu n’es pas l’oreille qu’il faut à ma poésie, je m’en vais trouver une autre paire !
JORMUND : (soulagé) Aaah…
Entre Simon, juché sur son palanquin de vers.* Simon parle constamment à voix basse, comme s’il prêchait aux vers qui le meuvent.
* les lombrics, ici (NDLR)
BÉALF : (Se jetant à genoux) Maître !
JORMUND : (simultanément) Oh non…
SIMON : Entendez-vous ? Entendez-vous, Ô foule oubliée ? Entendez-vous ?
JORMUND : (à lui-même) Il ne manquait plus que lui… (à Simon) Allez-vous bien monsieur Trévize ? Puis-je faire quelque chose pour vous ?
SIMON : Entendez, ceci est la voix d’un infidèle.
BÉALF : (larmoyant) Moi je suis fidèle !
Ô maître aux mille enfants,
Accepteras-tu que je conte tes louanges ?
Feras-tu de moi ton scribe, ton bullaire ?
SIMON : Entendez-vous, mes frères ? Entendez-vous, la voix de ce fidèle ? C’est notre âme gardienne, celle qui veille sur nous. Et elle voudrait faire connaître votre voix. L’accepterez-vous ? (Pause. Simon semble guetter la réponse de ses vers)
JORMUND (se racle la gorge)
SIMON : Schhhhhht ! Ils tiennent là conciliabule fournis !
BÉALF : Ô vers, faites de mes vers vos vers ! Sinon j’en serais vert…
JORMUND : Je te sers un verre ? Pitoyable…
SIMON : Schhhhht ! (Pause) Les voilà qui ont fini. Ils m’ont dit que Béalf n’était pas encore prêt, non… pas encore prêt. Ils m’ont dit qu’ils entendaient Béalf, le soir, mais jamais devant les autres. Ils ont dit que Béalf devait d’abord faire ses preuves. Ensuite ils réfléchiront.
BÉALF : Maître…
SIMON : Mes fidèles, vous avez parlé, je ne suis que votre voix en ce monde.
BÉALF : (se relevant) Maître ! J’y vais de ce pas !
JORMUND : Béalf, non ! Voyons, pas à cette heure-ci ! Tu veux te faire rosser ?
BÉALF : La foi n’a pas d’heure, et j’ai foi ! (remontant sur sa souche, déclamant d’une voix timide au début, puis de plus en plus forte, pour finir en hurlant)
Ô peuple des bas-fonds,
Ô peuple des hauts-fonds,
Ô peuple !
Écoute, car voici la parole de Saint Simon,
Voici la parole de ses Millions, qui à travers lui s’expriment !
Par delà les temps, pas delà les éons,
Nulle trace, nulle poussière, rien que la nuit qui prime !
Nul être, nulle âme, nul dieu, nul ennemi !
Rien ne subsiste, car tout va aux vers !
Ils sont millions, ils sont milliards, ô vers infinis !
Les dieux sont défaits, leurs cultes flambèrent,
Les forteresses se sont effondrées,
Et leurs douves comblèrent !
Ô peuple des bas-fonds,
Ô peuple…
(Jormund, armé de sa flasque, lui donne un bon coup sur la tête. Béalf tombe évanoui)
JORMUND : Non mais…
SIMON : (levant les yeux pour la première fois) les Millions te remercient…
JORMUND : J’entends du bruit. Ils vont râler. Monsieur Trévize, allez vous recoucher… Nul besoin que quelqu’un d’autre que lui ne se fasse ennuyer par les Tira’ch.
SIMON : Les Millions n’ont pas besoin de tes conseils, et savent ce qui est bon pour eux.
JORMUND : À leur guise… Bonne nuit, monsieur Trévize.