Ulfrik était embêté. Il devait impérativement se rendre à Port-Céleste pour y « emprunter » le Sage Berthod, et le ramener vivant à Violecée-la-Plaine. Il fut l’un des disciples de Frère Rémi, le vieux moine qui avait tenu jusqu’à son dernier souffle l’abbaye de Violecée. Sa bibliothèque avait tant enchanté Ulfrik dans ses années jeunes qu’il était retournée la chercher pour la hisser sur le dos de Gruschk, la monstrueuse créature lui servant de monture.
Le Sage Berthod fut lui aussi, dans ses années intermédiaires, un fervent adepte de l’abbaye et de la bibliothèque du Frère Rémi. Ulfrik en nourrissait une certaine jalousie de ne pas être l’unique personne ayant côtoyé et considéré comme meilleur ami le Frère Rémi, mais ce n’était pas la raison de sa visite à Berthod. Le vieux sigmarite de Violecée avait confié le seul double des clefs de la bibliothèque à Ulfrik, mais il manquait sur les rayonnages un ouvrage qui y avait tenu une place de choix. Ulfrik ne l’avait jamais vu, car Frère Rémi l’avait confié à Berthod, pour le transmettre à l’Étude Icélienne de Port-Céleste, qui à ses dires recherchait activement une copie de cet ouvrage.
Au delà du fait que ce livre manquait cruellement à sa collection issue de la bibliothèque de Violecée-la-Plaine, Ulfrik avait l’intuition que lui-même, ce livre et le Sage Berthod devaient se retrouver ensemble dans la bibliothèque de l’Abbaye. Et Ulfrik avait depuis ses années de jeunesse errante appris à vouer une confiance aveugle à ses intuitions.
Mais il y avait un hic. Il était à proximité des ruines de Violecée, qui fut ravagée il y a des années par une harde d’Hommes-Bêtes, et Port-Céleste était à des lieues de cela, au bord du Grand Océan, au sud de Bordeleaux. Il n’aimait guère l’idée de laisser les ruines à l’abandon alors qu’il lui semblait qu’elles allaient s’avérer cruciales dans les jours ou semaines à venir.
Il décida donc de faire un détour jusque là avec sa troupe, et d’y laisser quelques-uns de ses compagnons les plus lents, le temps pour lui d’aller chercher l’érudit porcelest (prononcer « porcelet » habitant de Port-Céleste, ce qui est sujet à moquerie, vous vous en doutez, dans les citées rivales.)
Dans les bois entourant Violecée-la-Plaine, Ulfrik et ses gens humèrent les effluves musquées d’abominations du Chaos. Il ne virent pas l’ombre d’une corne, mais arrivé à Violecée, Ulfrik décida de mener une purge préventive dans la harde d’Hommes-Bête toute proche. Il ignorait s’il s’agissait de la même qui avait ruiné Violecée des années auparavant ou une autre, et il n’en avait cure. Il avait eu une grande douleur et une grande peine en découvrant le paisible bourg ruiné par les rejetons mutés des puissances de la ruine, et il en nourrissait à présent une sérieuse aversion pour toutes les bêtes à cornes. Excepté les escargots. Il aimait bien les escargots.
Ulfrik n’était pas avide de démonstration de puissance, il préférait l’efficacité. Il n’avait pas assez d’hommes pour anéantir la harde. Il se débrouilla pour affaiblir aussi sournoisement que sérieusement les défenses d’un village voisin qui réussissait à résister depuis bien longtemps aux assauts peu malins de la horde. Vulnérable, le village lui fournirait une diversion alléchante pour les bêtes. Pendant leur absence et le saccage du village par les boucs puants, il s’arrangea donc pour profaner leur pierre des hardes, capturer et mutiler le chaman en lui sciant les cornes et en lui coupant la langue, et le crucifia, mort, sur les restes de leur idole. Puis Ulfrik fit égorger les femelles reproductrices restées à proximité de la Pierre. On raconte qu’humaines captives comme animales natives, elles tendirent toute leurs gorges aux lame dans un soupir humide, soulagée de leur délivrance.
Nul doute que la harde, en fondant sur le village de Boussade, avait fait un carnage, et n’avait laissé aucun survivant. Ni hommes… ni femmes. À leur retour, privés de femelles, de chaman et avec une Pierre profanée, la confusion fut totale. Il leur faudrait quelques jours de querelles intestines et de massacres en règles, ainsi que quelques duels d’autorité pour qu’un nouveau chef spirituel unique se dresse et commence à remettre — aussi incongru que puisse l’être ce mot associé à ses bêtes — de l’ordre dans sa meute. Ensuite, ils passeraient quelques semaines à restaurer l’intégrité de leur idole maudit, et à aller récolter de nouvelles femelles dans les villages humains avoisinant ou les hordes rivales, tant pour assouvir leur besoins que pour assurer la pérennité de la harde. Cela lui laisserait le temps de faire l’aller-retour pour Port-Céleste.
Satisfait d’avoir mis à l’abri les restes de Violecée-la-Plaine, et d’avoir pris une revanche suave sur ces bêtes honnies, Ulfrik se décida à partir. Il emmena avec lui toutes les femmes en âge de procréer : nutile d’offrir leurs effluves hormonales aux mufles moites des monstres immondes à la recherche de femelles à engrosser douloureusement. Il laissa ses gens les plus lents à la garde de l’abbaye et de sa bibliothèque, leur adjoignit quelques-uns de ses chevaliers les plus autonomes, et en confia la direction aux deux frères Tira’ch.
C’est ainsi qu’il s’en alla pour Port-Céleste, où un certain Sage Berthod ne s’attendait sûrement pas à sa visite, ni à l’excursion tous frais payés pour Violecée qui l’attendait.