[Récit] La Chute de Castel-Graal

Castel-Graal était autrefois connu dans l’ensemble de la Bretonie pour la légende voulant que la ville soit très liée à l’histoire du Saint Graal, et ce datant des jours d’avant Gilles le Breton. En fait, Castel-Graal a été bâtie sur un lieu mystique qui aurait été le lieu de confection de l’Objet ultime des Quêtes Bretoniennes. Les âges ont passé, et la légende a perduré, faisant le jeu de certains commerçants peu honnêtes ayant fait leur beurre en vendant des souvenirs, fausses reliques, et autres bibelots pour duper les chalands.

Toujours est-il que la réputation de la ville n’en a pas pâti, bien au contraire, et il était devenu un jeu pour tout noble, nobliau, ou gentilhomme, bref, tout le monde capable de voyager, de rapporter chez lui une des fausses reliques de Castel-Graal.

Les châtelains, bien que réfractaires à ce qu’ils considéraient comme une insanité, ne firent rien pour enrayer ce commerce douteux : il fallait bien pouvoir acheter les armes et armures de leurs troupes, et, surtout, financer certaines expéditions coûteuses montées en vue de ramener le Graal en son prétendu lieu de conception : pour une si noble affaire, quelques entorses pouvaient bien être tolérées.
C’est dans ce climat cédant, lentement mais sûrement, à toutes les dérives et saintes magouilles, que vint un étranger vagabond, du nom d’Ulfrik. Il prétendait avoir tellement voyagé qu’il ne connaissait plus son lieu de naissance, mais qu’il était bon conteur, et saurait égayer les veillées du château en narrant ses innombrables aventures. Et bon conteur il était assurément, ses histoires et ses aventures faisant tant d’émules que « Le Jour d’Ulfrik » fut instauré au château de Castel-Graal : toutes les activités étaient suspendues, et le conteur prenait place dans le Grand Hall pour que tous puissent entendre une nouvelle histoire merveilleuse.

Insidieusement, Ulfrik vint à suggérer, par non-dits et demi-révélations, qu’il avait eu vent d’une grotte, à l’est des Montagnes du Bord du Monde, où pourrait se trouver le Saint Graal. Cela finit par intéresser fortement Sire Énieul du Chêne, le châtelain-régent de la ville, et les deux hommes en vinrent à passer de plus en plus de temps ensemble, et on voyait souvent Ulfrik susurrer avec un air entendu à l’oreille de Sire Énieul, qui hochait la tête, le regard perdu dans le vague.

L’état de la ville ne faisait qu’empirer, les commerçants encouragés à faire monter la ferveur adoratrice, écouler toujours plus de verroteries sans ennuis en échange d’un bon pourcentage de leurs recettes. Ils aidèrent également à colporter ragots, rumeurs et ouï-dire à propos du retour prochain du Saint-Graal, enfin localisé, à Castel-Graal. Au château, on s’activait comme dans une ruche, et bientôt, le départ fut annoncé, de la Dernière Quête du Graal, menée par Sire Énieul du Chêne, une trentaine de ses meilleurs chevaliers, et, au grand dam de tous, d’Ulfrik. Le conteur allait leur manquer, pour sûr, mais sa présence était indispensable à la réussite de l’expédition.

Il se passa de longs mois, puis de longues années, après le départ de Sire Énieul, et son jeune Neveu, Bertrand de la Fontaine, avait pris les rênes de la ville. Pur et pieux dans son âme, digne chevalier de la nation de Gilles, il entreprit de purger la ville de la corruption, petit à petit, et les choses revinrent plus ou moins à la normale. C’est-à-dire avant l’arrivée d’Ulfrik : le commerce de saintes breloques florissant toujours, mais il était plus encouragé, et toléré dans la limite du raisonnable.

Puis une rumeur parvint, depuis les terres du Nord, d’une troupe étrange, ramenant une coupe en triomphe. On la disait Bretonienne, cette troupe, mais elle n’inspirait pas le même sentiment de noblesse et de piété un peu naïve qu’on aurait pu l’imaginer.
Quelques semaines plus tard, on entendit distinctement le clairon d’Édouard, le page d’Énieul, résonner depuis les collines avoisinant Castel-Graal.
L’expédition était de retour.

Ils semblaient en assez pitoyable état, et ils étaient accompagnés d’une créature massive qui inquiétait la plèbe. On prétendait que c’était un ogre, mais personne n’en ayant jamais vu, nul ne pouvait l’affirmer. Les héros furent malgré tout bien accueillis, car ils ramenaient en effet une fort belle coupe, qui s’il n’avait put encore être attesté qu’il s’agissait bien du Saint Graal, valaient de toute façon la peine d’être parti si longtemps : quelques lapées d’une eau revigorante était toujours présente au fond pour celui qui souhaitait s’y abreuver.
La coupe fut placée dans un autel dressé en son honneur, gardé en continu, au milieu de la Grand-Place, et tout citoyen qui souhaitait s’y abreuver en avait le droit.

Des experts venus de toute la Bretonnie vinrent essayer de déterminer s’il s’agissait bien du Saint Graal, et au bout de longs mois de débats, on ne put en conclure avec certitude qu’il s’agissait bien de l’Antique Gobelet. Baptiste le Sévère, érudit adulé, proclama la phrase qui mit fin au débat : « S’il s’était bien agît du Saint Graal, nous n’aurions même pas eu besoin d’imaginer avoir besoin de l’expertiser. » Il y eut une pointe de déception, mais de courte durée, car la coupe, qui fut nommée la Pourvoyeuse, comblait la bourgade de ses bienfaits.

Tous vinrent y boire, certains avec plus d’avidité que d’autres. Tous à l’exception de Bertrand de la Fontaine, qui estimait que l’eau de sa fontaine était meilleure (fier est le Bretonnien, et Bertrand était le seul à posséder une source privée, quand le reste de la ville, Sire Énieul lui-même, devait se contenter de l’eau des puits.)

C’est sa fierté qui le sauva, puis sa piété qui le préserva. Castel-Graal plongeait à nouveau dans une crise malsaine, les habitants présentant une sorte de dépendance de plus en plus accrue à l’eau de la Pourvoyeuse. Ceux qui n’en buvait pas assez souvent étaient fréquemment pris de vertiges, et tombaient rapidement malade, à tel point qu’il y eut bientôt des files d’attente ininterrompues devant l’autel, et que les châtelains ne pouvaient y avoir suffisamment accès à leur goût.
Bertrand de la Fontaine était effaré de voir la ville dont il avait restauré la salubrité tomber à nouveau dans une crise profonde. Il faisait tout son possible pour éviter que cela empire, mais même ses discussions avec Énieul et ses plus proches chevaliers n’y changeaient rien. En fait, il se rendit compte rapidement que le suzerain du château et ceux qui l’avaient accompagné dans sa quête, à l’exception d’Ulfrik, étaient les plus atteints. Ce qui lui sembla logique : ils avaient dû s’abreuver abondamment à la coupe sur leur chemin de retour. Ses altercations avec son oncle furent de plus en plus fréquentes, et de plus en plus violentes, à un tel point qu’un jour, Ulfrik réussit à faire bannir Bertrand de la Fontaine de Castel-Graal. Jurant comme un des charretiers qui composaient la plèbe de la ville, il quitta la forteresse en vitupérant comme un forcené. Quand il passa près de l’autel en traversant les faubourgs, il tenta de détruire la coupe maudite, mais fut arrêté, et jeté dans un fossé à l’extérieur de la ville.

La déchéance se poursuivit, et les bagarres générales se multipliaient près de la Pourvoyeuse, les chevaliers n’hésitant pas à tirer le fer contre les paysans qu’ils avaient juré de défendre. Vint un jour où les chevaliers ayant participé à la quête clamèrent la coupe comme leur, et décidèrent qu’elle siègerait désormais avec eux, au château. Ils sortirent donc tous en armes, et récupérèrent la Pourvoyeuse au milieu de la cohue et des agressions des citoyens. Ils furent quelques-uns à périr, piétinés, lapidés par la foule, mais la Pourvoyeuse, au bout de deux heures d’efforts acharnés de part et d’autre, fut mise à l’abri des épais murs, et le pont-levis remonté. Le château de Castel-Graal était assiégé par sa propre populace.
Mais cela fut de très courte durée. Au bout d’une semaine de manque et de souffrance, les premiers villageois, privés de l’eau de la Pourvoyeuse, moururent. Occupés à assiéger le château et obnubilés par l’idée mettre la main sur la coupe, les habitants de Castel-Graal ne s’étaient pas préoccupés de manger, ni de leurs récoltes, de leurs cultures, ou de leur bétail. Ils se jetèrent sur ces cadavres et s’empiffrèrent de leur chair. Énieul et ses suivants regardaient la scène depuis les meurtrières hautes perchées de leur refuge, et dans des discours grandiloquents, répudiaient ces êtres qu’ils traitaient d’animaux.

Au bout d’un mois, il n’y eut plus âme qui vive à l’extérieur du château. Bertrand de la Fontaine qui été resté à proximité, pleurant de tristesse et de rage la déchéance de sa cité adorée, osa enfin repasser les portes de la ville. Il se présenta au château, somma ses propriétaires de lui ouvrir. Il n’eut pas de réponse, et en fin de matinée, décida d’enfoncer la porte. Quelle bataille que ce fut ! Il n’eut pas d’autre adversaire qu’un panneau de chêne épais, mais son acharnement et son endurance étaient dignes des anales. À coups d’épée titanesques, il parvint à ouvrir une brèche dans l’épais portail, et au bout d’un après-midi de bûcheronne forcé, réussit enfin à se faufiler à l’intérieur du hall d’entrée, à travers la porte défoncée. En guise de précaution, il débloqua les lourds verrous et ouvrit grand les battants.

Le château semblait vide de tout occupant, et les pas de Bertrand résonnaient de façon glauque dans les corridors, plongeant chaque instant un peu plus le fier chevalier dans une humeur angoissée. C’est dans la salle du trône, tout près des appartements privés de Sire Énieul que s’acheva son cheminement. Tous les habitants du château qu’il n’avait pas vu jusqu’alors, il les y trouva… la plupart rongés, en tas. Face à lui, alignés sur une longue table, Ulfrik debout au centre avec Énieul à sa droite, les dix autres chevaliers survivants de l’expédition ainsi que l’ogre qu’ils avaient ramené les entourant. Cette scène valut un haut-le-cœur à Bertrand, qui eut vomi jusqu’à la bile s’il n’avait été un chevalier éprouvé.
La salle du trône était une allégorie de la déchéance, l’air vrombissait et bourdonnait, comme si un million de mouches s’affairaient près des cadavres, dont certains étaient suspendus écorchés et à moitié dépecés comme des cochons à l’étal. Des traces de déjections humaines maculaient tout un coin de la salle, empuantissant un peu plus encore l’air vicié et saturé.

Et au milieu de ce charnier, cette scène atroce : les douze compères aux côtés de leur noir prophète, en train de manger d’innommables mets, qui s’étaient soudain figés à l’entrée de Bertrand. La coupe de la discorde, cette Pourvoyeuse infernale, trônait devant Ulfrik, qui sourit à Bertrand.
« Enfin tu nous rejoins, Sire de la Fontaine… Nous t’attendions » lui lança-t-il d’un air goguenard.
Bertrand ne répondit pas : il ne souhaitait pas adresser la parole à cet oiseau de malheur, qui semblait jouir du spectacle et de la dépravation qu’il avait insidieusement réussi à amener jusqu’à Castel-Graal. Il tira de sa besace une petite coupe en argent, d’une facture propre et simple, puis attrapa une outre de sa précieuse eau de source. En versant dans un gobelet, il la but d’un trait, comme pour se redonner du courage, et réaffirmer que son nom, Sire de la Fontaine, était encore intact et intouché par la corruption.

Il versa une seconde fois de l’eau dans sa coupe, et, faisant un pas vers Énieul, lui tendit en prononçant ces mots : « Mon oncle, ma foi et ma piété me portent à croire qu’en tout un chacun réside une étincelle d’espoir. Bien que cela m’en coûte, en ma qualité de chevalier, je me dois de vous proposer un acte de rédemption : buvez cette eau limpide, et revenez à la raison. Ce château n’est plus, vos terres ne sont plus. Vous fûtes jadis un noble en quête du Graal. Reprenez cette quête jusqu’à la mort ou à son aboutissement. Cela seul me semble à même de racheter vos péchés. »
Un silence encore plus pesant se fit, et Énieul, titubant, le regard lourd, se leva, puis après avoir jeté un regard à Ulfrik, se laissa retomber sur sa chaise. Ainsi affalé, il répondit « non» d’un souffle.

Bertrand se mit en devoir de proposer de même à chacun des chevaliers attablés. Deux d’entre eux acceptèrent, l’un par moquerie, l’autre peut-être dans un éclair de lucidité et de repentir, mais sans grand espoir. Ils se nommaient Galvis et Roland. Après avoir bu leur coupe, dont ils avaient souillé les bords tellement ils étaient incrustés de crasse et d’immondices, ils restèrent debout, tandis que les autres ne daignèrent pas se lever du tout. Enfin, Bertrand se tint devant Ulfrik, et, bien que réticent, lui adressa ces mots :

« À toi, Ulfrik, de t’abreuver à ma coupe je ne te propose point. Tu as la tienne, et elle semble te convenir à ravir. Honni sois-tu qui a corrompu cette place, jadis haut lieu de notre nation. Je fais ici vœu de te pourfendre, aujourd’hui ou dans dix ans, et je n’aurai de cesse de te traquer si tu parviens à t’échapper. »

Ulfrik se dressa de toute sa hauteur, et malgré son apparence qui n’avait pas changé depuis l’époque où il était conteur au château, sa voix, elle, semblait avoir pris des années. Crachant une glaire au sol, et se raclant la gorge, il regarda Bertrand dans les yeux, et d’une voix rocailleuse, tremblotante, mais assurée, lui répondit ainsi : « À toi, Bertrand de la Fontaine, je te le propose encore une fois : t’abreuveras-tu à ma coupe ? À te voir ici, je sais déjà que la réponse est non, mais ma foi et ma piété m’en dictait la nécessité. De rester ici ainsi assis je commençais à me lasser, et c’est avec joie que j’accepte de jouer avec toi. De mes bienfaits et de ceux de ma coupe, je vais couvrir l’ensemble de ton cher pays. Toujours à ma poursuite tu seras, et toujours en retard tu arriveras. Tu me frapperas une joue de ta lame, et je tendrai l’autre, car de mes plaies une infinité de vies nouvelles s’écouleront. »

Après quoi il eut un rire gras, et poursuivit : « C’est une partie à mort, jeune Bertrand, et elle commence maintenant. » Il ouvrit une besace, et d’elle un million de mouches, celles que le chevalier avait cru entendre sans les voir, s’envolèrent, tourbillonnèrent autour du groupe, à l’exception de Galvis et Roland qu’elles semblaient fuir. Peu à peu, les chevaliers attablés semblèrent se dissiper, et Bertrand comprit qu’Ulfrik venait d’essayer de s’enfuir. Il se jeta sur eux, l’épée au clair, et en pourfendit un sur-le-champ. Il reconnut là Gilbert, son demi-frère de dix ans plus âgé. En découvrant son visage, il eut un instant d’hésitation, puis se rua vers Ulfrik et Énieul. Le temps qu’il arrive, ceux-ci avaient déjà disparu, et de rage, il décapita leur voisin de gauche. Du coin de l’œil, il aperçut Galvis à genoux, implorant les mouches de le prendre, essayant de les attraper, mais les insectes abjects continuaient de le fuir. Roland, par contre, s’il ne semblait pas différent du moment où Bertrand était entré dans la salle du trône, avait tiré son épée lui aussi, et, avec grand-peine, comme s’il luttait en proie à un conflit intérieur, réussit à abattre un des chevaliers renégat. La silhouette à moitié évanescente se rematerialisa sur-le-champ, une plaie béante à l’abdomen. C’était le Vieux Gildas, le doyen de Castel-Graal. En le voyant ainsi répandu au sol, Bertrand versa une larme. Même lui, pourtant réputé pour sa foi et sa sagesse, avait été corrompu par ce mage maudit. Comment avaient-ils pu en arriver là ? S’il avait pris part à l’expédition, aurait-il été aussi, lui, Bertrand de la Fontaine, condamné à un tel destin ?

Si ce n’étaient les gémissements de Galvis, la salle était redevenue silencieuse, bien que toujours aussi insoutenable au regard et à l’odeur. Bertrand se tourna vers Roland, qui, abattu et à genoux, lui déclara « Merci, Bertrand. Je suis condamné et je ne passerai plus les portes de ce château ; mais au moins, je partirai l’esprit sain rejoindre Gilles et la Dame. Au fond, ton eau était plus miraculeuse que celle de la Pourvoyeuse, mais il a fallut grand malheur pour qu’elle se révèle. Mon esprit comme mon corps étaient empoisonnés… je te suis redevable, mais ne pourrai jamais te payer ma dette. S’il te plaît, si j’en suis digne, accorde-moi une mort de chevalier. »
Bertrand, amer, accorda une mort digne à Roland, et lui dressa un bûcher sur la table qui avait servi de banquet. Il nota qu’Ulfrik avait emmené la Pourvoyeuse avec lui.

Il décapita sans remords Galvis, qui n’avait pas renié sa corruption malgré avoir bu de son eau. Bertrand se dit qu’au fond, elle n’avait probablement rien de magique, mais la proposition qu’il leur avait faite de son eau avait touché Roland, qui, bercé par l’illusion d’une rédemption, avait laissé céder la dernière barrière qui le retenait auprès d’Ulfrik et Énieul. Roland avait toujours été un des plus pieux de Castel-Graal. Cela l’avait probablement immunisé à la corruption absolue dont avaient été victimes les autres.

Bertrand mis feu au bûcher, et regarda brûler ce qui lui était cher. Le brasier enfla et commença à s’étendre au reste de la salle, emportant le trône, les carcasses, et ce qui fut jadis un haut lieu de Bretonnie. Bertrand sortit de la salle que le feu purifiait, trouva la sortie du château, puis de la ville-charnier.

« Ulfrik… » pensa-t-il « me voici. »

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