[Récit] La Bibliothèque de Violecée

Lorsque Ulfrik était encore un jeune homme vagabond, son plus grand regret était de ne pouvoir posséder de bibliothèque. Il adorait les bibliothèques, encore plus que les livres qu’elles contenaient. Les hauts meubles en chêne ouvragé, couverts de tomes, parchemins, compendiums et recueils en tout genre, l’odeur de la poussière qui voletait lorsqu’il tirait un volume qui n’avait probablement pas été manipulé depuis des lustres… Dans chaque ville où l’emmenaient ses pas, il se faisait un point d’honneur à passer à la bibliothèque de la bourgade. Il en avait vu un bon nombre durant ses années d’errance, et s’il reconnaissait la majesté incontestable de la Bibliothèque Impériale d’Altdorf, et la richesse de sa collection, ce n’était pas celle qui l’avait le plus ému. Non. C’était celle Violecé-la-Plaine qui avait eu cet honneur. Cette petite enclave impériale dans les terres de Bretonnie, à quelques lieues à peine de la frontière nord du Royaume de Gilles, possédait en effet, aussi improbable que cela puisse le sembler, une bibliothèque publique. La plupart des villageois étaient des illettrés éleveurs de cochons et de chèvres, et même l’élite locale, à savoir le bourgmestre et son conseil, ne comprenaient que vaguement les écriteaux… alors de là parcourir un ouvrage entier… Il n’y avait que le prêtre sigmarite local qui était réellement instruit, et, d’ailleurs, le seul qui s’intéressât à la bibliothèque que protégeait en ses murs épais le temple local. En fait, ce prêtre était même le seul à connaître ne serait-ce que l’existence de cette salle, et il regrettait de ne pouvoir y passer plus de temps : entre les offices, ses missions auprès de la population, et les bénédictions à répandre, il était fort occupé.

C’est donc avec un plaisir immense qu’il accueillit Ulfrik, lorsque celui-ci lui demanda s’il savait où était la ville possédant une bibliothèque la plus proche. Il venait de passer deux mois à chercher son chemin dans les montagnes, et il ne rêvait que de trois choses : un repas, une cheminée, et une bibliothèque. Et si possible les trois en même temps.

Son vœu fut exaucé, et sous prétexte de devoir accueillir un noble voyageur, le prêtre délaissa ses tâches pendant une journée entière, qu’ils passèrent tous deux à la bibliothèque.

Celle-ci n’était pas spécialement grande : la salle faisait environ douze mètres carrés, et deux de ses murs seulement présentaient des rayonnages. Le troisième était celui de la porte, et y était également accolée une cheminée qui semblait ne pas avoir servi depuis des mois. Le dernier mur, enfin, était orné de quatre vitraux en ogive mesurant toute la hauteur de la pièce, ainsi que d’une seconde porte, plus petite, donnant sur un minuscule cloître à l’usage exclusif aux personnes présentes dans la bibliothèque. Au milieu de la pièce, enfin, était installée une étude en chêne et acajou, qui contenait encre, plumes et parchemins vierges. Elle reposait sur un riche tapis qui aurait mérité d’être entretenu, mais que l’abandon avait rendu un peu miteux, au grand dépit du prêtre qui s’en excusa longuement en allant chercher du bois pour le feu.

Ulfrik n’écoutait pas. Il était ébahi de découvrir une bibliothèque d’un tel charme dans un trou perdu où il ne pensait qu’au mieux trouver un vendeur de rillettes pour se consoler de ses deux mois passés.

Les rayonnages étaient poussiéreux, mais pas à l’excès : on sentait bien que le sigmarite en charge des lieux essayer de maintenir ce petit trésor en état. Les meubles étaient de chêne, et chaque parcelle était décorée, gravée de petits motifs charmants. Quelques inclusions de laiton soulignaient les détails les plus importants avec sobriété.

Il s’approcha des volumes avec respect, et pencha légèrement la tête sur le côté pour lire les titres. Il en choisit un qui l’intriguait : De l’art de la culture des haricots tête-de-comète. En le retirant de sa place, de fines volutes de poussière s’élevèrent en tourbillonnant dans les airs. Ulfrik les observa avec délice : les rayons du soleil, passant au travers de vitraux, les coloraient en milliers de paillettes dorées, vertes et rouge carmin. C’était un ouvrage d’horticulture magnifique, et il se demandait qui avait bien pu dépenser une telle somme pour sa réalisation. Enluminures, dessins détaillés à la plume, plans de coupe… tout y était. Ulfrik était sûr qu’avec un tel ouvrage, même le pire aristocrate guindé de la cour de l’Empereur Franz aurait réussi à cultiver ses haricots avec succès. Il s’amusa à penser que si ce noble était particulièrement volubile, cela pourrait même devenir une mode au palais. Il le reposa avec un petit sourire aux lèvres, et consulta brièvement les autres titres. Certains lui étaient connus, d’autres l’intriguaient fortement, et enfin deux bonnes dizaines d’autres ouvrages semblaient être de la même trempe que De l’art de la culture des haricot tête-de-comète.

Enfin, quatre d’entre eux étaient exposés dans une vitrine en plein milieu d’un des deux meubles. Ils ne semblaient pas spécialement avoir de valeur, et le traitement qui leur était réservé intriguait fort le jeune homme.

Le clerc lui apprit que le village, l’abbaye, et sa bibliothèque avaient été bâtis par un ancien comte-électeur impérial. Fatigué des intrigues et de la politique, il avait acquis ce domaine à grands frais aux seigneurs de la Bretonnie, et avait consacré le reste de son existence au maraîchage, prenant un sain plaisir à se salir les mains pour faire pousser ses haricots, courges et fraises. Ses serviteurs qui l’avaient accompagné avaient été libérés de leurs obligations, et invités à s’installer sur ses nouvelles terres. Ils avaient fondé une petite communauté florissante et agréable, qui au fil des ans avait évolué et n’était aujourd’hui guère plus qu’un autre village de campagne. L’abbaye et sa bibliothèque — le comte électeur était un amoureux des livres — étaient les seuls vestiges de cette communauté.

Lorsque Ulfrik lui posa la question pour les quatre livres de la vitrine, le clerc lui répondit avec un petit sourire qu’il devait être patient et prouver sa valeur, pour être digne de tous les secrets de la bibliothèque.

Ulfrik y passa la semaine, et cela fut la plus belle de sa vie. Ses affaires qu’il avait mises de côté trop longtemps l’empêchèrent de s’y installer, bien que l’envie fut grande, mais il promit au clerc de revenir aussi souvent que possible le voir. Ils étaient devenus de bons amis, et Ulfrik tint parole, d’autant plus qu’il n’avait toujours pas eu d’indices sur les quatre ouvrages mis sous verre. Il eut par la suite coutume de passer une fois l’an, et lui tout comme le clerc attendaient cette date avec impatience.

Lors de sa troisième visite, le clerc l’autorisa enfin à ouvrir la vitrine, et avec un sourire en coin et les yeux pétillants, lui conseilla de prendre rapidement le livre qui l’intéressait le plus, et de refermer la vitrine. Sans trop comprendre, Ulfrik décida de prendre le premier à droite. Il ouvrit la vitrine, l’attrapa… et le lâcha quand celui-ci recula vers le fond de la bibliothèque. Surpris, il resta une seconde de trop à hésiter, et les quatre livres, hérissant de petites pattes arachnéennes, s’enfuirent toute jambe dans la bibliothèque, tandis que le prêtre, écroulé de rire, se tenait les côtes sur le fauteuil de l’étude en voyant l’air ahurit d’Ulfrik.

Les livres étaient vivants ! Ulfrik n’en revenait pas.

Pouffant toujours, le clerc sortit un filet à poissons dans un tiroir du bureau, et le lança à Ulfrik en lui conseillant de se dépêcher avant qu’ils ne réveillent les autres. Penaud, le vagabond bibliophile s’exécuta, et réussi tant bien que mal à remettre les livres sous verre, où ils redevinrent inertes.

Le sigmarite lui expliqua que ces quatre ouvrages étaient le clou de la collection de l’abbaye, et la raison pour laquelle cette bibliothèque était tenue secrète. Le comte électeur Violecé, qui avait bâti ce domaine, les avait rapportés d’un de ses voyages. Nul sorcier n’avait pu déterminer quelle magie les animait, tout simplement car nulle magie ne les animait. Ils étaient vivants, c’est tout. C’est le patriarche du collège d’Ambre en personne qui l’avait confirmé. Ils avaient bien entendu tenté de s’accaparer les ouvrages, mais le comte-électeur était suffisamment influent à l’époque pour réussir à en conserver la garde. Ils étaient vivants, et bien qu’ils ne possédaient pas d’esprit, et s’apparentaient à des animaux dans leur façon d’agir et de réagir, ils étaient même dotés d’un don mineur : ils avaient le pouvoir d’animer les autres livres avec lesquelles ils rentraient en contact. C’est pourquoi on les gardait ici sous verre. Ulfrik n’en revenait toujours pas.

Vingt-sept ans après leur première rencontre, le vieux prêtre mourut paisiblement dans son abbaye, et lorsqu’on l’enterra, personne ne remarqua la petite clé autour de son cou. Il n’y eut personne pour prendre la relève de l’abbaye dans l’immédiat, et la population ne s’en portait pas moins bien. Le bâtiment fut abandonné, et le secret de sa bibliothèque perdu pour tous, à l’exception d’Ulfrik, à qui le clerc avait offert le seul double de la clé en sa possession.

Le vagabond avait été immensément triste lorsqu’il sut que son ami était passé à Morr, mais il continua son rituel annuel. Il arrivait de nuit à l’abbaye, passait par la porte de derrière, et filait directement à la bibliothèque avec des provisions pour la semaine. Elle s’était un peu étoffée depuis la première fois qu’il l’avait vue : chaque année il offrait un nouveau volume au clerc, le plus beau qu’il avait pu acquérir. Si bien qu’ils avaient commencé la fabrication d’un nouveau meuble, dessiné spécialement pour être installé avec la cheminée en son centre.

Lorsque Ulfrik quitta Castel-Graal dévastée, il se rendit peu de temps après à Violecé-la-Plaine, comme il en avait l’habitude. Mais le village n’était plus. Des traces de sabots fourchus marquaient le sol partout, les maisons étaient jetées à bas et incendiées. L’abbaye avait été profanée, et la puanteur des excréments avait remplacé la senteur des vieilles pierres et des boiseries. Ulfrik se précipita vers la bibliothèque, et il fut soulagé de voir qu’elle était toujours intacte. Miraculeusement, les pilleurs n’avaient pas décelé la porte qui y menait.

Après y avoir séjourné quelque temps, il mena sa troupe vers d’autres horizons, après avoir placé des sceaux magiques détournant l’attention de cette jolie porte de chêne massif.

Il n’y revint pas pendant quelques années, mais après la naissance de Bzut et Gruschk, il lui vint une idée. Il retourna à l’abbaye, brisa les sceaux qu’il avait placés, et à l’aide de ses suivants et d’un zeste de sortilèges sans grande envergure, réussit à transformer la bibliothèque en un palanquin qu’il jucha sur le dos de sa monture.

Il possédait enfin sa propre bibliothèque, et il ne s’en séparerait jamais. 

Il ouvrit la vitrine.

Sa bibliothèque serait vivante.

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