Le soir ou Trévize, le célèbre armateur de Marienburg les avait fait convoquer, le capitaine leur avait dit, dans un soupir, de préparer leurs affaires et de ne rien laisser. La garde était toute leur vie depuis des années, et Jormund tout comme Béalf s’étaient inquiétés de se voir ainsi évincés. Le capitaine les avait rassurés en leur disant qu’ils restaient à la solde du Comte, mais qu’ils étaient détachés pour un temps indéterminés au service du riche marchand.
Ils avaient vite appris à être agacés par les deux jeunes bourgeois qu’ils devaient garder, et avaient accueilli avec joie la fin du voyage jusqu’au monastère de Gadestru. Le calme et la sérénité qui étaient à tous imposé ici leur fit le plus grand bien. Jormund n’avait jamais été très pieu… Ou plutôt, il n’y avait jamais mis les formes. Il n’allait pas dans les temples, ne révérait pas le clergé, et se tenait loin de toutes les manifestations, même s’il avait foi en Sigmar. Le monastère lui fit pourtant un plus grand bien qu’à Béalf, qui pour sa part était un fervent pratiquant. Béalf s’était rangé au rythme monastique : il priait, mangeait et dormait à l’identique des moines, mais ressentait souvent une certaine lassitude à cela. Jormund avait préféré mettre ses forces à disposition du potager. Il n’était pas moine, et bien qu’il se plia aux règles de vies, il ne comptait pas passer sa journée à prier et méditer. Il fit du bon travail, et personne n’eut quoi que ce soit à lui redire. C’est dans le labeur qu’il méditait : il passa des années heureuses. Loin de la ville, des cérémonies pompeuses, et des bourgeoises rieuses. À vrai dire, il envisageait de rompre sa garde à la fin de sa mission auprès de Trévize, et s’installer ici, si le monastère l’acceptait.
Béalf quant à lui se languissait de l’agitation citadine. La foi commençait à lui peser. Il voulait bien aller à la messe une fois par semaine, mais tout les jours, c’était lourd. Il s’y sentait pourtant obligé, et continuait d’aller prier en même temps que les moines, à toute heure de la journée. Cependant, il y trouvait un avantage : il se trouvait pratiquement toujours aux côtés de Simon et Jacques Trévize, et pouvait donc les surveiller à loisir. C’est ce qui le faisait tenir ce rythme infernal de prières journalières.
Lors du départ de Simon à la suite d’Ulfrik, les deux joueurs d’épée n’avaient pas hésité une seule seconde. Jormund à regrets, Béalf avec l’impatience de l’action imminente. Ils ne réussirent pas à convaincre Simon de faire demi-tour, celui-ce devenant hystérique à chaque fois que la chose était évoquée. Ils rattrapèrent bien vite le groupe hétéroclite d’Ulfrik, qui les attendait dans la forêt toute proche. Au détour d’un chêne, ils eurent la frayeur de leur vie en tombant nez-à-nez avec une créature monstrueuse, assise dans l’herbe douce d’une clairière. Elle était immonde, et se curait l’orifice nasal démesuré, où son poing en entier aurait pu entrer. Elle tourna ses petits yeux mauvais vers les quatre voyageurs, et se leva en grognant.
« Grut suffit !» Cria une voix grasse au loin. C’était Ulfrik. Il leur fit bon accueil, quoique moqueur, et accepta dans sa troupe Simon et son frère.
Jormund et Béalf étaient horrifiés de voir l’état d’insalubrité dans lequel étaient les chevaliers et leurs suivants. La vue des chairs nécrosées, adipeuses dont certaines zones grouillaient d’asticots faillit les faire vomir. Et pourtant, tous semblaient agir comme si de rien n’était : ils se tenaient en chevalier, cuisinaient, montaient la garde et se racontaient des blagues lors des veillées. Ulfrik leur permit de rester aux côtés de leurs protégés tant qu’ils n’essayaient pas de les enlever : les deux frères étaient là de leur plein gré, jurait-il, et Ulfrik ne tolèrerait pas que les deux hommes agissent à l’encontre de la volonté des membres de son groupe.
C’est ainsi qu’ils en vinrent à faire partie de la troupe errante. Ils la suivirent où qu’elle allait, et ils croisèrent Bertrand à de nombreuses reprises, qui était à chaque fois attristé de les avoir condamné à cette vie par sa seule venue au monastère. Jormund tenait le coup, après avoir appris à supporter l’odeur et à ne pas écraser les mouches qui venaient lui voler dans l’oreille. La première – et seule – fois où il avait écrasé une mouche, il avait faillit se faire embrocher par un des chevaliers bicéphale qui avait hurlé de chagrin en ressentant la mort de sa mouche préférée. Depuis il devait supporter les mouches. Et au final, il s’aperçut qu’à défaut d’être agréable, c’était plus pratique : il auraient dans le cas contraire été toujours en train d’en chasser.
Béalf devint fou. La vie monastique l’avait miné, et ce coup du sort, accueilli presque avec enthousiasme au moment de partir, se trouva être le coup de grâce. Il finit par boire au calice et rejoindre dans la déchéance Simon et Jacques.
Ce fut un coup rude pour Jormund qui se retrouva seul. Vraiment seul. Il refusait de partager leur repas, s’occupant lui-même de ses provision et de sa cuisine. Il n’avait plus personne à qui parler, et il regrettait de vouloir tenir ses engagements à surveiller et protéger les deux jeunes bourgeois. Il serait facile de les abandonner à leur sort. Ils étaient de toute façon perdus, et lui et Béalf avaient échoués à les protéger. Et pourtant, il continuait à veiller sur eux. Simon avait finit par basculer complètement dans la folie et se prenait pour une sorte de prophète. Il avait élevé des vers à partir d’un couple de lombrics empruntés à Messire Edmond, et se promenait désormais sur une parodie de palanquin, déplacé par la masse grouillante de ses plus fidèles fanatiques. La foule qui le portait n’avait pas d’esprit, juste un corps annelé formant un tube digestif à l’affut de ce que leur messie leur donnait à manger. Jormund avait déjà aperçut Simon prêcher à ses fidèles : accroupi au sol, il murmurait aux vers des inepties malsaines, soutenu avec véhémence par son frère qui improvisait des psaumes et des cantiques pathétiques. L’esprit de Béalf, qui s’était raccroché au seul élément de certitude qui lui restait, l’avait poussé à jouer à lui seul la milice armée fanatique de ce prophète, pourfendant de son épée gigantesque les oiseaux qui venaient picorer et faire des ravages parmi les rangs des fidèles. Plus d’un merle avait finit coupé en deux par ce zélé zélote pour avoir voulu engloutir un ver de terre dodu de la masse grouillante. Merle que le gras Édouard s’empressait de récupérer pour le diner du soir.