Deux potes. Deux amis de longue date, inséparables. La seule chose qu’ils n’avaient jamais faite ensemble, c’est coucher. Bêtises de gamins, méfaits d’adolescents, tout y était passé… Et pour le coup, on pouvait le dire : ils avaient même gardé les cochons ensemble. Ceux du père Merbisse. Chaque automne, dès qu’ils furent assez grands, ils les amener glander dans les chênaies de la Butte. Pendant que les cochons se remplissaient la panse, Bérégond et le Tristan cherchaient des champignons. Ils en revendaient une partie le soir même à l’épicier du village, et se gardaient les plus beaux pour eux.
Le jour où le héraut du banneret local était passé dans le village, vendant avec ferveur la conscription volontaire, ils avaient signé ensemble leur acte d’engagement, les yeux pleins d’étoiles. Ils seraient des soldats, des héros pour le village, et feraient la fierté de leurs mères. Qui n’avaient finalement pas été si fières que cela. Ou trop inquiètes pour le montrer. La semaine suivante, ils rassemblaient leurs maigres affaires et s’en allaient au château local. Leur seigneur était encore jeune, et avait renoncé à une longue quête du Graal pour passer ses années de chevalerie à administrer une place forte. C’était un ancien du village, et il avait décidé d’y bâtir son domaine. Il avait racheté les terres au seigneur qui les possédait, et avait entrepris de construire son fief. C’était un maigre fort de bois aux premiers jours, mais qui faisait la fierté des paysans qui s’y référaient comme « le château. » Puisant dans ses deniers personnels et achetant le bois aux plus proches, bûcherons, le seigneur Meldric avait rapidement été apprécié de ses nouveaux sujets.
Lorsque Bérégond et le Tristan étaient arrivés au « château, » le fort tout de bois n’était pas si loin : à l’exception du donjon flambant neuf qui était en pierre de taille, et la muraille nord qui commençait à s’élever, fière et raide, les premières oriflammes à la fleur de lys claquants aux vents, le reste était encore principalement des palissades en grume de hêtre ou de chêne.
Ils passèrent de nombreuses années au service du Seigneur Meldric, qui n’était pas un mauvais maître. Ils ne connurent pas grand-chose d’autre que la garnison et les patrouilles de routine, paradant avec fierté dans leur uniforme lorsqu’ils passaient dans leur village. Puis, le domaine s’étant bien développé, il fut lui-même sujet à conscription pour les armées royales. Ce qui arriva bien vite, le royaume ayant sans cesse besoin d’hommes pour assurer l’intégrité de ses frontières. Bérégond et le Tristan furent réquisitionnés, et quittèrent pour de longues années leur région natale car ils se rendirent compte que servir dans les armées du Roy leur faisait voir du pays.
Ils survécurent tant bien que mal, mais finirent par connaître le sort de nombreux soldats : ils tombèrent au combat. Une menace naissait dans la forêt d’Arden, et les Ducs de Gisoreux, d’Artois et de l’Anguille avaient appelé à l’aide le Roy, car ils ne réussissaient pas à contenir seuls une recrudescence chaotique au sein des bois. La peste menaçait les villages en lisière, et nul ne s’aventurait plus dans les profondeurs. Le Duc d’Artois, en particulier, voyait ses troupes et ses caisses saignées à blanc, car les paysans refusaient d’exploiter la forêt — principale ressource de son duché — et ses soldats peinaient à maintenir un périmètre de sécurité autour des principales villes forestières.
Après une campagne qui dura tout un été, la menace des hommes-bêtes fut anéantie avec la destruction d’un monolithe nauséabond, qui semblait constitué d’un mélange d’argile et de vase gravé de runes iridescentes malsaines. Les pertes humaines furent énormes, mais ceux-ci furent chanceux… Nombreux furent ceux qui survécurent, mais qui se retrouvèrent affublés de tares ou de mutations si ignobles qu’ils furent laissés sur place par les commandants de l’armée royale, qui se faisant, plantaient les graines d’une nouvelle menace chaotique pour les années à venir. Car s’ils avaient brisé les hardes monstrueuses et jeté bas leur idole impie, ceux-ci n’étaient que les symptômes d’une corruption qui perdurerait au sein des soldats maudits. Bérégond et Tristan n’eurent cette fois pas le même sort, mais furent tout de même de ceux-ci. Bérégond fut le premier à tomber. Il se fit agresser par une sorte de ver ou de sangsue géante, qui s’était accrochée à son dos une nuit. Il avait peu à peu perdu l’esprit, et son corps avait dépéri, mais refusait de mourir. Tristan avait regardé, impuissant, son ami devenir un automate dirigé par cette bête monstrueuse qui pendait de son dos. Il avait bien essayé de la lui ôter ou de la couper, mais cette chose s’accrochait bien plus qu’une tique, et avait une peau élastique d’une résistance incroyable. Les hurlements qu’il arrachait à Bérégond à chaque fois qu’il touchait à la sangsue avaient fini par lui faire abandonner ses tentatives. Au bout de quelques semaines de campagne pendant lesquels Bérégond avait été parqué avec les autres humains déchus à l’écart des campements, il était probablement décédé, mais son corps, mû par la sangsue qui jouait aux marionnettistes, semblait encore vivant.
Tristan vu son sort scellé lors de son plus grand moment d’héroïsme. Il avait mis fin à l’existence d’une parodie d’humanoïde qui marmonnait une incantation dont les seuls mots vrillaient les oreilles des hommes alentours. Mais ce faisant, le trop-plein de magie que la créature avait accumulé sans avoir l’occasion de l’utiliser avait fusé à travers la lame, foudroyant sur pied le pauvre Tristan, qui, souffrant le martyre, avait vu son corps se boursoufler et se déformer de façon ignoble en quelques minutes. Il avait sauvé une bonne partie des hommes, mais en avait payé le prix.
Laissé sur place avec les morts, il avait refusé de passer le restant de sa vie à errer dans les bois comme une bête, et, prenant ce qui fut son ami de toujours sous son aile, se mit en quête d’un nouveau foyer. Désabusé sur leurs chances d’être acceptés au sein de la civilisation, il n’avait pas hésité une seule seconde lorsqu’il avait croisé la route d’Ulfrik et de sa troupe. Ceux-ci avaient vu en Bérégond une curiosité à étudier, et les avaient invités à rejoindre leur communauté.