Les deux frères Tira’ch sont nés rivaux. À leur naissance, les jumeaux luttèrent pour sortir en premier du ventre de leur mère. Ce fut Barwolf qui poussa le premier cri, que Viktor suivit de peu. Cela devait se révéler prémonitoire. Viktor fut toujours second. De plus, le droit d’aînesse lui pesait terriblement. Pour les quelques minutes qui séparaient leurs naissances, c’est Barwolf qui avait récolté les droits et les devoirs, et ne se privait pas d’en faire usage sur Viktor.
Cette situation s’était poursuivie des années durant. Pour finir, lors de leur majorité, ils avaient tous deux choisi de s’enrôler dans l’armée de l’Empereur. Mais là où Barwolf se contenta des régiments de Talabheim, Viktor en profita pour partir loin de la tyrannie fraternelle. Il s’engagea dans les troupes du comte-électeur du Stirland. Cela fut un soulagement pour lui. Il devint un officier redouté, car hargneux et sévère. Malheureusement, ce répit fut de courte durée pour lui. Le sort lui revint de plein fouet. Le régiment dont il avait le commandement fut muté à Talabheim dans le cadre de la coopération militaire intercomtés… Et fût mis sous la responsabilité du commandant en chef local… Barwolf von Tira’ch lui-même.
Viktor enragea en apprenant cela, mais lié qu’il était par l’obéissance militaire, il ne put rien faire d’autre que courber l’échine et se plier, non sans protestation, aux ordres émanant de son frère. La coopération devait durer douze mois. Douze longs mois. Elle n’en dura pas quatre. Viktor finit par frapper son frère au visage, qui répliqua aussitôt. Leur bagarre d’une violence inouïe aurait valu un mois de trou et un autre de corvée à des soldats de seconde classe. Mais pour deux commandants de l’armée impériale, cela ne pouvait être si facilement toléré. Ils passèrent en cour martiale, et furent radiés de l’armée, condamnés aux travaux d’intérêt général. Ceux qui décidèrent de la sanction ne manquaient pas d’humour, puisqu’ils les envoyèrent creuser des tranchées pour l’armée en campagne contre les peaux-vertes, au sud. Intégrés aux « citoyens volontaires » qui participaient à l’effort de guerre, leurs bagarres étaient devenues monnaie courante. Un cercle de joueur avait même lancé un système florissant de paris.
La campagne fut assez brève, et semblable à nombre d’autres. La marée verte fut endiguée en quelques semaines, mais non sans pertes. Le secteur des civils, protégé par quelques maigres tranchées et un peloton d’arquebusiers, fut la cible d’une embuscade de gobelins, suffisamment malins pour éviter les troupes armées et se livrer au massacre et au pillage des retranchements non militarisés. Les quelques tireurs réguliers furent vite submergés, et les civils massacrés ou faits prisonniers, pour les plus malchanceux. Leur incivilité permanente sauva les Tira’ch. Même ici, ils avaient réussi à se faire mettre au trou par les autres civils, qui n’en pouvaient plus de leurs rixes incessantes. Enfermés chacun dans une cellule de fortune — une simple fosse de trois mètres de profondeur — ils échappèrent aux peaux-verte qui ne les virent pas… mais pas à la bande d’Ulfrik, qui passa par là deux semaines plus tard, la poursuite réciproque d’Ulfrik et de Sire Bertrand de la Fontaine les ayant menés par ce champ dévasté.
Les chevaliers sortirent de leur geôle les deux malheureux, trop affamés et trop épuisés et assoiffés pour se reprocher l’un l’autre les deux semaine passées au trou. Ulfrik leur donna un peu de la seule eau à sa disposition, celle du calice, ce qui les sauva autant que les perdit.
On ne change pas des années de rivalité, et au sein du groupe léprosé, leurs bagarres se poursuivirent, encouragées par Sire Énieul et Édouard de la Dent, qui, à leur tour, parièrent régulièrement sur l’un ou l’autre des deux frères, ou sur le nombre de dents qu’ils perdraient. Mais cela finit par agacer Ulfrik, qui, s’il était très tolérant, n’en pouvait tout simplement plus des deux frères. Il finit par trouver une solution pour les calmer, ou du moins, pour limiter leurs incessantes querelles. Il nomma Barwolf commandant de la Brigade, et Viktor, le seul et unique autre membre de cette Brigade, obtint le rôle de soldat du rang. Puis il offrit à Viktor un bouclier qu’il enchanta afin de rendre coup pour coup. Évidemment, Barwolf profita de sa nouvelle autorité pour frapper en toute impunité son frère, mais s’arrêta bien vite quand il se rend compte que son crochet du droit venait de lui arracher deux dents.
Les habitudes ont la vie rude, et il arrivait régulièrement à Barwolf de frapper Viktor, avant qu’une douleur soudaine ne lui rappelle bien vite qu’il valait mieux éviter cela à l’avenir. D’autant plus qu’il avait l’impression d’être atteint d’une nouvelle maladie à chaque coup qu’il portait à Viktor.
À Viktor, Ulfrik promit que s’il réussissait à se contrôler et obéir au doigt et à l’œil à son frère, leur situation serait peut-être un jour inversée. Tenu par cet espoir, il supportait tant bien que mal la situation, et ne souhaitait de toute façon pas se mettre leur chef à dos… c’était bien trop risqué !
Contrôle et rétrocontrôle, Ulfrik avait réussi à calmer les deux frères Tira’ch, les tenant sous le joug de promesses ou de menaces. Mais la tension entre eux était toujours palpable, et s’ils supportaient la situation, elle ne leur plaisait pas pour autant. Un jour, ils finiraient par exploser… Curieusement, Énieul et Édouard, privés de leur jeu, avaient d’ailleurs mis au point un pari évolutif là dessus.